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TROU d'OS

écrit par Georges Quivole

N.

Alors on a quoi ?

Nicole réalise que sa question fait un peu série policière amerloque mais personne ne lui en fait la remarque parmi la petite troupe qui s’active dans la grotte...

Patrick Ribiere, quinqua barbichu dégarni, ventripotent, accent provençal prononcé, chef de l’équipe scientifique lui répond, tout en examinant lunettes au bout du nez le crâne blanc qui surplombe le squelette encore assez bien ordonné :

-C’est une femme, assurément très jeune, moins de 25 ans, la cause de la mort c’est probablement ça...

Il désigne un trou net, au sommet du crâne.

-Objet contondant ? Nicole questionne pour la forme, pas besoin de la réponse du spécialiste pour confirmer l’évidence.

-Très contondant, le coup a été très violent, le morceau de calotte s’est parfaitement détaché, l’objet a pénétré profondément dans le cerveau...

Il fouille délicatement avec des pincettes pendant quelques secondes à l’intérieur du crâne, ses gestes précis fascinent Nicole, infoutue d’enfoncer un clou avec un marteau sans se fracasser un doigt.

-Voici l’éclat d’os !

-Vous avez une idée de la date de la mort ?

-Difficile à dire, le squelette a été tellement bien nettoyé par les habitantes des lieux...Il désigne une colonne de grosses fourmis noires qui serpente à proximité.

-Mais d’après la couche de poussière qui recouvre presque entièrement certains os je dirais...Il gonfle les joues, pétouille en faisant vibrer ses lèvres, c’est assez comique et assez révoltant, il écœure un peu Nicole mais elle attend patiemment une réponse.

- Au moins vingt ans, peut être beaucoup plus....

Un meurtre remontant à plusieurs dizaine d’années, ça va pas être facile à élucider…

Comme s’il lisait ses pensée l’ ‘’Expert’’ la questionne :

-Avec les prescriptions vous croyez qu’un magistrat va se faire caguer pour creuser ça, vous ?

-Je ne sais pas, en tous cas je vais tout faire pour, le nouveau proc’ a l’air moins indolent que ses prédécesseurs, nous verrons bien....

-Ouais, peut-être...il produit une superbe grimace dubitative et ajoute :

-C’est votre problème...Haussement d’épaules fataliste.

-J’emmène tout ça au labo, voir si je peux vous préciser la fourchette de temps...En parlant de fourchette, on doit s’approcher de midi, je commence à avoir les crocs, moi ! Il se marre grassement, content de sa blague...

Nicole sent qu’elle va pas tarder à plus pouvoir le saquer si elle reste à son contact, elle s’éloigne pour inspecter le reste de la grotte pendant qu’il commence à soigneusement emballer les os légers comme du balsa dans des sacs en plastique. D’autres techniciens en combinaisons blanches s’affairent autour d’elle. Nicole désigne des séries d’empreintes de pas dont certaines sont quasiment effacées sous la poussière :

-Vous pouvez en tirer quelque chose ?

Un trentenaire plutôt pas mal lui répond.

-La taille, toujours du 43, les talons sont usés de la même façon quelles que soient les godasses, probablement le même visiteur est revenu régulièrement au fil du temps, vu le remplissage variable des empreintes par la poussière mais la dernière visite date de plusieurs années, pas de traces récentes à part celles du randonneur qui a trouvé le squelette.

En effet des empreintes de chaussures de marche nettement délimitées se détachent des autres, en les recoupant plusieurs fois.

-Et ça c’est quoi ?

Nicole désigne trois trous partiellement remplis de poussière délimitant un triangle équilatéral à environ deux mètres des ossements.

-Va savoir...Ça pourrait être l’empreinte d’un trépied quelconque...

-Un trépied ?

Elle lève les yeux vers lui...Vraiment pas mal ce mec, elle le mate sans vergogne, brun, mince, pas très grand mais des yeux verts intenses, elle lui produit son sourire le plus engageant...Il a raison, un trépied...Évident...Mais pour quoi faire ?

Nicole pressent qu’elle va se passionner pour cette enquête. Enfin un vrai mystère ! Ça va la changer des querelles ménagères ou de voisinage, des rixes de bar et des cambriolages, le lot quotidien des affaires habituelles du commissariat de Forcalquier.

Comment cette fille s’est retrouvée la, abandonnée dans ce trou, même pas une vraie grotte, l’entrée cachée par des buissons, au flanc ensoleillé d’un de ces vallons escarpés qui découpent les contreforts de la montagne de Lure ? Elle a été manifestement assassinée et transportée la par quelqu’un qui connaissait parfaitement les lieux, il fallait savoir que ce trou existe, il n’est pas visible de la départementale qui passe au débouché du vallon...Il fallait aussi être drôlement costaud, ou plusieurs ? La pente est raide, caillouteuse, même si la fille était mince, hisser son cadavre jusque-là a pas dû être une mince affaire...

Un local donc, les colosses ne manquent pas dans la population du coin...

Elle va commencer son enquête par la, questionner les habitants qui sillonnent les collines, les chasseurs, les chercheurs de champignons ou de truffes...La grotte est-elle connue ? Rien n’est moins sûr, si on en croit les empreintes dans la poussière, à part le mystérieux visiteur épisodique, personne n’y est entré depuis des dizaines d’années...

Nicole salue les ‘’experts’’ et entreprend de descendre précautionneusement les éboulis en essayant (en vain) de ne pas achever prématurément la vie de ses collants sur les feuilles des chênes verts qui semblent dotés d’une volonté propre, tentant de lui agripper les cuisses au passage. Elle rejoint enfin le vague sentier qui serpente au fond du vallon, les jambes joliment zébrées de griffures rosées. Par chance il fait déjà chaud en ce début avril et ce matin elle a troqué ses habituels escarpins à talons aiguille, (elle en possède toute une collection soigneusement rangée sur des rayonnages dans son dressing), par des sandales aérées, certes sélectionnées elles aussi pour leur look élégant mais néanmoins plus confortables avec leurs talons plus modestes dans ce terrain difficile...Elle est toujours sapée avec raffinement , elle a bon goût pour les fringues, elle mélange les marques et les fripes avec bonheur, façon bcbg sans ostentation. Elle a pas encore tourné la quarantaine ce qui la situe dans la tranche des ‘’pas trop vieilles’’. D’ailleurs c’est exactement ainsi qu’elle se définit elle-même avec lucidité et humour, une ‘Pas Trop’’:

Pas trop vieille donc, pas trop conne, pas trop grande ni petite, pas trop grosse (quoique) ni maigre, pas trop blonde mais pas brune...Bref une nana plaisante mais théoriquement pas emballante non plus, comme il en existe des myriades. Mais elle a du ‘’peps’’, quelque chose qui attire l’œil, elle plait à la plupart des mecs et pourtant elle est toujours célibataire, trouver l’âme sœur ne semble pas être une de ses préoccupations prioritaires.Pourtant elle est pas coincée, au contraire, plutôt ‘’saute au paf’’ elle se qualifierait objectivement, quand un mec lui plait elle est pas du genre à poireauter pour qu’il fasse le premier pas mais elle se lasse vite des. hommes qui passent dans sa vie et en fait des gens en général, elles ne s’intéresse à eux que comme des sortes d’accessoires de loisir ou des sujets d’étude, quand ils ont servis ou qu’ils ont raconté leur vies bien trop banales elle les largue sans regret...C’est pour ça qu’elle est flic, disséquer la vie des gens est une vraie passion, telle un Maigret femelle qui s’étiolerait dans ce bled ennuyeux...

Elle atteint enfin sa Mini bicolore, noir et gris souris soulignés par des petits liserés or élégants, chaque détails de sa voiture devant évidemment être choisi avec le même soins que pour ses fringues.

Elle démarre et s’extirpe du chemin caillouteux avec précaution, pas caillasser sa belle carrosserie, puis se lance à vive allure sur la départementale qui rejoint la n100, pas la peine de se payer une telle caisse si c’est pour ramer comme un conducteur de Kangoo...

En traversant le premier bled sur sa route elle pile sur la place centrale, se gare sans vergogne sur un emplacement pour handicapé, mue par une impulsion.

Le village est pimpant. Trop. Il a l’aspect branché habituel dorénavant de toutes les bourgades du Luberon, maisons toutes restaurées aux pierres apparentes soigneusement jointées, disparus les crépis cimentés peints de publicités désuètes que l’on peut voir encore au nord du Ventoux, les volets en bois recouverts d’acrylique pastel s’ouvrent sur des fenêtres double vitrage en pvc, des magasins aux devantures en bois artificiellement vieillies pour faire plus authentique vendent des produits locaux et de l’artisanat de pacotille hors de prix pour les touristes. Le bistrot n’échappe pas à la règle, tout y est nouvellement vieux, les anciennes tables et chaises en contreplaqué plastifié et inox ont été remplacées par du vrai mobilier de bistrot chic en fonte, rachetées à prix d’or chez des brocanteurs spécialisés, la déco est soignée, des peintures d’artiste locaux sont exposées, on y propose une petite bière artisanale à 4 euros les 25 cl...Les tenanciers ont une trentaine d’années, leur non accent sans équivoque démontre une origine tout sauf provençale, aucune chance qu’ils puissent renseigner Nicole.

Il lui faut des natifs. Heureusement dans le midi il existe toujours ce lieu incontournable pour rencontrer des autochtones, le terrain de boules, i-Implanté au milieu de la place principale, sous les platanes comme il se doit. Ça ne loupe pas, une partie est en cours, Nicole s’approche des joueurs et des quelques spectateurs qui se désintéressent instantanément de la partie pour la lorgner plus ou moins ostensiblement, ça va de la franche detranchàde au coup d’œil qui se veut discret mais elle sait l’effet qu’elle produit sur son passage et se retourne pour surprendre les sournois. Seul le joueur qui est près de tirer, un colosse trentenaire tatoué, bien assez costaud pour être capable de hisser un cadavre dans une grotte mais bien trop jeune pour être suspect, débardeur et casquette Ricard, visière sur la nuque, ne l’a pas calculé, concentré sur le jeu. Il lance sa boule d’un geste sec, gardant la main ouverte doigts écartés pendant quelques secondes. Il tape un carreau parfait, même ses adversaires manifestent leur appréciation, l’un d’eux, sûrement le propriétaire de la boule éjectée s’exclame admirativement : ‘

-Mais quel enculé ce Michel, il se les tape toutes !

Le Michel toise l’assistance, sourire tout sauf modeste, menton haut, il note enfin Nicole, la mate de la tête aux pieds, retour à la tête...Elle sort sa carte, la fourre devant les yeux du géant…Il y jette un coup d’œil méprisant mais il est un peu déstabilisé, pour lui un flic c’est pas une mignonne petite bourge tirée à quatre épingles. Il questionne agressivement :

-‘’ Et on peut quoi pour vous ?’’

Ça c’est du local, pense Nicole, un accent pareil ça trompe pas...

-‘’Vous connaissez le Vallon de Badarel ‘’ ?

-‘’Évidemment on connaît, on chasse par la bas chaque années...’’

-‘’Alors vous devez connaître la grotte ?’’

-‘’Qué grotte ? Y’a pas de grotte...Vous connaissez une grotte, vous ?’’

Il questionne les autres joueurs. Il obtient un florilège de moues dubitatives, de pets de bouches sourcils arqués fronts plissés, de haussements d’épaules, de paumes retournées vers le haut...

-‘’Y’a pas de grotte à Badarel, vous devez confondre...’’

-‘’Si, il y en a une, juste au pied de la petite crête rocheuse, sous le bord du plateau...’’

-‘’Alors s’il fallait grimper jusque-là....’’Il s’explique :

-‘’Pour chasser les sangliers, nous’’...geste large pour inclure l’assistance ‘’ on reste en bas, à poste, on envoie les chiens à partir du plateau, avec un pickup (il dit piqueupeu), ils les débusquent, ils dévalent la pente et on n’a plus qu’à les flin...(il se reprend, pas avoir l’air trop viandard devant l’autorité)...tirer en bas quand ils déboulent...’’

Nicole n’a aucun mal à visualiser le massacre des pauvres bêtes affolées...

-‘’Vous avez jamais noté des mouvements par la haut ?’’

-‘’Et quels mouvements ? Personne y va jamais, y’a pas de sentier de randonnée, c’est trop sec pour les champignons et les minots de nos jours sont collés sur leurs saloperies d’écrans, ils courent plus les collines...’’ Son ton sarcastique met Nicole en rage mais il a raison, tout ça est plein de bon sens, elle ne décèle aucune tentative de dissimulation dans ces réponses spontanées. Elle n’a plus rien à faire la, les joueurs ne se cachent plus pour mater ses seins, ses jambes, sauf le Michel qui la toise ironiquement, genre ‘’T’as d’autres questions débiles...?’’.

-‘’Ok, merci ,bonne partie ‘’

Ils la saluent vaguement, se désintéressant aussitôt d’elle pour retourner à leur jeu.

Elle récupère sa Mini, repart à fond la caisse vers Forcalquier. Elle fulmine, elle a besoin de se défouler, pour ça elle fonce, enclenche les vitesses à la volée, attaque dans chaque virage, passe en trombe les conducteurs pépères respectueux des limitations. Comme elle peut pas les blairer les mecs d’ici. Elle hait tout leur folklore, la pétanque, le pastis, la chasse, l’accent et surtout leur nonchalance bonasse qui dissimule une phallocratie outrancière, un racisme omniprésent. Elle est née à Paris, a toujours vécu dans des grandes villes jusqu’à son affectation dans le coin, elle a pris en grippe tout le ‘’typique’’, la couleur locale la fait gerber.

Elle enrage en repensant à l’air ironique et supérieur du Michel, aux coups d’œil salaces des joueurs sur ses formes...Elle se promet de voir ce qu’elle pourrait gratter en enquêtant un peu sur la bande du village...Comme elle n’a pas grand-chose de palpitant à faire dans ce trou elle s’est spécialisé dans la traque de ces connards, elle a mis au point une petite technique qui lui a permis d’en faire souffrir quelques-uns...Les fins de semaine, le soir, elle écume les bar et les boîtes locales, accompagnée si possible pour être plus discrète et elle repère les machos les plus bourrés, y’a plus qu’à s’arranger pour écouter leur discours désinhibé par l’alcool et repérer dans le fatras de conneries proférés les bons indices, le jeu consiste à déceler les cogneurs de nanas potentiels. Quand elle flaire un suspect elle passe à l’attaque : un peu de provoc’ en se laissant draguer pour aussitôt l’envoyer paître, en général la violence verbale de la réaction du mec confirme son choix…La suite est subtile, il faut s’assurer que le gibier par en conduisant et le faire arrêter par une brigade routière pour un contrôle d’alcoolémie à coup sûr positif, en le bousculant copieusement au passage. En principe quand le type finit par rentrer chez lui il est fou de rage, prêt à cogner sur ce qu’il va trouver à la maison pour lui servir de ‘’punching-ball ‘’, y’a plus qu’à intervenir en prétextant un appel des voisins pour un beau ‘’flag’’, c’est rare si après une soirée pareille le mec échappe à la prison ferme. Évidemment elle reste en retrait pendant toute ‘’l’opération piéger un con’’, la seule qui se doute du topo est sa copine Charlène, juge aux comparutions immédiates qui a bien noté une augmentation sensible de ce type d’interpellation depuis que Nicole est arrivée.

Elle se gare devant le commissariat, elle est un peu calmée mais elle ressent toujours la même excitation provoquée par cette affaire, enfin un vrai mystère, de l’action, elle voudrait se lancer à fond dans les recherches sans plus tarder mais elle est bloquée en attendant les premiers résultats du labo. Pour se calmer et s’occuper, elle s’attelle pour une fois avec ardeurs aux affaires courantes en retard en se disant que plus elle se débarrasse de dossiers parasites plus de temps elle pourra consacrer à sa mystérieuse inconnue.

Le lendemain elle se réveille contrairement à son habitude avant la sonnerie de son smartphone, bien qu’elle n’ait pas beaucoup dormi, impossible de ne pas penser en boucle au squelette de la grotte, d’échafauder des hypothèses farfelues. Elle se prépare en un temps record pour elle, à peine une petite heure et sort de son appart sous les toits de la vieille ville, décoré avec soin de mobilier branché. Elle boit un double expresso à peine sucré chez Ahmed en face de chez elle. Un vrai marseillais, aussi perdu qu’elle dans ce bled et avec qui elle a vite sympathisé.

Elle saute dans la Mini et fonce à son bureau, utilisant sans vergogne sa sirène pour dévaler les ruelles de la vieille ville.

Son premier appel est évidemment pour le Labo en trépignant d’impatience, légère tremblote, respiration trop rapide, petites perles de sueur sur le nez (un de ses cauchemars esthétiques ce nez suinteur) mais sensation de chaleur agréable dans le bas ventre...

-‘’Allo, Murielle ? Ça va ? Du nouveau ?’’

-‘Ouais ma vieille...j’allais juste t’appeler d’ailleurs...J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle...’’

-‘’Putain me fais pas languir, balance...’’

-‘’Bon, alors, la bonne en premier c’est bien une nana, jeune, la vingtaine pas plus, cause de la mort un coup violent à la tête, objet pointu et très contondant, donc un meurtre assurément.’’

-‘’Ok, rien d’autres sur le squelette, pas d’autres signes ?’’

-‘’Non, rien, pas de traumatismes, rien...Tu veux la mauvaise ?’’

-‘’Accouche !’’

-‘’Le meurtre date d’au moins...quarante ans !’’

-‘’Quarante ! Carrément les années 70... ?’’

ˆ'’Ben ouais et c’est du sûr, Elle a un plombage au...plomb justement et bien dosé, hors ce genre d’amalgame a été abandonné en France vers la fin des années 70.’’

-‘’Tu peux être plus précise ?’’

-‘’ Non, non, c’est juste des os, pas de fringues, pas de chair, pas d’ADN à comparer vue l’époque, rien, une pauvre fille à qui on a fracassé la tronche et qu’on a abandonné la pendant des décennies.’’

-‘’Ça veut dire qu’il y a archi prescription et qu’aucun proc’ va s’emmerder à ouvrir une enquête...’’

-‘’Et ouais, ‘’Cold Case’’ c’est qu’en Amérique et surtout qu’à la télé, on est en France et dans la vraie vie, les vieux cadavres assassinés tout le monde s’en tape par ici.’’

Nicole voit s’envoler la perspective de sa belle enquête mais ne peut s’y résoudre :

-‘’Et merde !...Écoute, traîne au maxi pour transmettre tes conclusions au parquet, je vais quand même essayer de gratter en attendant !’’

-‘’Ok ma belle, tu sais quoi ? J’ai déjà perdu le dossier ! Mais où est-il donc dans ce foutoir ? ...Ou ça...Ou ça ?’’

-‘’Merci ma vieille. On se fait une chasse aux cons samedi soir ? J’ai une belle niche de gibiers potentiel ?’’

-‘’toujours partante, tu me rappelle ?’’

Elle raccroche et appelle Thomas, un jeune inspecteur vautré dans son fauteuil yeux rivés sur l’ordinateur, la souris incrustée dans sa main droite, elle peut parier qu’il est en train de jouer à un jeu quelconque.

-‘’Thomas, tu vas consulter les archives, cherche des disparitions de filles jeunes dans les années 70, ni noires ni asiatiques, ni naines ni géantes. ‘’

-‘’Dans les années 70 ? Mais y avait rien d’archivé...’’

Nicole le regarde incrédule puis elle comprend dans un flash le sens de la répartie...

-‘’Tu veux dire pas d’archive informatique ? Hé oui, tu vas devoir te taper des recherches dans des dossiers papier, une plongée dans l’histoire, sois fort !’’

Elle veut lui laisser deux jours entiers pour creuser mais le lendemain n’y tenant plus elle descend aux ‘’sommiers’’ pour voir où il en est de ses recherches, elle le trouve assis derrière un bureau en métal, un pile de dossiers devant lui, une autre pile entassée a ses pieds.

-‘’ C’est l’année 79, j’en suis au mois de juillet...’’

Mauvais signe, s’il en est à la dernière année de la décennie c’est qu’il a rien trouvé d’intéressant jusqu’ici....Elle demande quand même :

-‘’Alors ?’’

-‘’Alors rien, pas de disparition qui pourrait coller...’’

-‘’pourtant elle a disparue, une pauvre fille qui n’intéressait personne...Une prostituée ? Probablement étrangère...Mais pourquoi s’emmerder la vie à la trimbaler dans un endroit inaccessible?...Des voyous l’auraient balancée prés de son lieu de travail...Ça n’a pas de sens’’

Elle a pensé tout haut mais Thomas se sent obligé de participer, Nicole est sa chef, un peu de lèche ne saurait lui nuire, il se creuse les méninges pour sortir une idée :

-‘’On l’a pas emmené là-haut par hasard, il fallait connaître l’endroit mais il faut peut-être considérer l’époque, ça devait être très différent par ici...’’

Nicole est frappée par la pertinence de la remarque.

-‘’Bravo mon petit Thomas, t’arrives encore à penser sans informatique...Donc c’était comment les années 70 par ici ? Encore plus morne ? La Haute Provence était désertifiée par l’exode rural, les snobs et les étrangers avaient pas encore fait flamber les prix de l’immobilier, les baraques valaient rien...Qui pouvait arpenter les collines pour connaître assez bien les lieux ?’’

Deuxième bonne idée de Thomas, il commence à lui plaire ce jeune, d’ailleurs il est pas mal, un peu malingre mais joli sourire, très comestible...Il continue sur sa lancée :

-‘’Des ados ? Ils avaient pas de jeux vidéo non ? Il devait être toujours dehors à cette époque, en tout cas c’est ce que me rabâche mon père quand je lui monopolise sa télé pour brancher ma Playstation, ‘’De mon temps on aurait eu honte de rester à la baraque, au plus on trainait dehors au plus on s’éclatait…

-‘’Des ados ? C’est vrai que ça collerait, surtout des petits voyous, ils devaient marauder partout, en cyclo ils pouvaient rayonner sur des surfaces conséquentes à partir des cités des villes de la région, Manosque, Cavaillon, même Aix ou Avignon sont pas si loin...La fille pourrait venir de la...’’

Thomas est ravi que son idée plaise à sa supérieure mais il déchante vite :

-‘’Non, ça tient pas, les disparitions étaient déjà signalées et diffusées assez largement à l’époque, au moins régionalement...A moins que...’’Elle pianote machinalement sur ses dents avec ses ongles parfaitement décorés par son spécialiste vietnamien préféré, geste que Thomas trouve irrésistiblement sexy, il imagine sa langue remplaçant les doigts de sa patronne mais elle est trop absorbé par ses pensées pour noter son intérêt...

-‘’Il y avait une population à l’époque dont on pouvait disparaître sans que personne te recherche...’’

Thomas croit comprendre ou elle veut en venir, il suggère :

-‘’Les gitans ?’’

-‘’Les gitans ? Oui, pas mal, mais il y avait mieux dans la région, les hippies !’’

-‘’Les hippies ?’’

-‘’Oui mon petit Thomas, les hippies, il y avait plein de communautés alternatives qui s’installaient dans les villages désertés dans ces années-là, ou dans des fermes. Certains voulaient retourner à la terre, cultiver, d’autres voulaient aussi vivre librement, baiser tous ensembles, d’autres étaient des genres de sectes avec des gourous plus ou moins habités. Beaucoup de routards s’en servaient de base entre deux virées en Inde ou dans les Andes...’’ Elle entrevoie un scénario plausible, des petits voyous qui maraudent, repérant les baraques isolées, faciles à visiter à cette époque d’avant la généralisation des alarmes, ils tombent sur une jeune fille étrangère qui balade dans la colline ou qui fait du stop, bien moins méfiante qu’une fille du coin… Ils décident de s’amuser un peu, sans trop de risque, le viol d’une fille seule perdue au milieu de nulle part entraînait rarement un dépôt de plainte dans les campagnes, les gendarmes ne montrant guère d’empathie pour les victimes. Le viol dérape, ils la frappent avec un objet lourd et pointu, peut être un outil destiné à leurs mauvais coups...

-‘Du coup on trouvera jamais...’’

Thomas tire la seule conclusion possible qui découle de l’intuition de Nicole.

Elle ne peut qu’acquiescer. Son rêve de belle enquête passionnante s’estompe, dissipé par la réalité des faits. Elle cache son dépit et conclu d’un ton égal :

‘’-C’est plus que probable mon Thomas, on trouvera jamais. Viens on va se boire un verre, je t’invite.’’

F.

Bien au chaud sous une lourde couverture en laine de yack, à l’ombre de l’auvent en toile devant l’entrée de la tente, Franck rêvasse, son habituelle activité de la mi-journée depuis plus d’une année qu’il s’est arrêté là, aux confins de l’immense plateau tibétain....Il reste dans l’ombre pour pouvoir observer le paysage monotone sans avoir à plisser péniblement les yeux pour résister à la lumière intense qui inonde l’espace, traversant sans filtre l’air ténu absolument transparent à plus de 4000 mètres d’altitude. Dans le lointain, à plusieurs dizaines de kilomètres, des reliefs arrondis gardent quelques névés dans les creux les moins exposés au soleil, sinon tout n’est que verdure dans les parties basses du paysage vallonné et brun quand la prairie laisse la place aux buissons qui s’accrochent aux rochers affleurants sur les hauteurs. À quelques centaines de mètres un petit lac intensément bleu est entouré de pâturages d’un vert idéal, le troupeau de yacks et de chèvres qui y paissent paraissant de cet avis, toutes cornes à ras du sol, concentrés à brouter chaque pousse. Il tape quelques réflexions du jour sur son IPad, il a troqué les anciens carnets qu’il remplissait de notes, récits et croquis au long de ses voyages pour cet outil informatique à tout faire, moins romantique mais tellement plus pratique.

Altitude.

J’aime tous les paysages et tous les climats mais j’éprouve une attirance particulière pour les montagnes, les plus hautes le mieux, pour les hauts plateaux et surtout pour les gens qui y vivent. Partout à plus de 3000 mètres d’altitude on retrouve des traits de caractère communs chez ces populations : l’économie, du geste et de la parole, la concision, l’acceptation stoïque des contraintes naturelles. Cela tient sans aucun doute à l’obligation de vivre dans un air raréfié, difficile d’être frénétique sans oxygène...J’ai lu que le plus étonnant sur le sujet est que selon les lieux, les humains sont arrivés à vivre aussi haut avec des modes d’adaptation physiologique totalement différents. Dans les Andes ils ont une hémoglobine spéciale, capable de porter plus d’oxygène, en Éthiopie on cherche encore et ici au Tibet les gens ont des vaisseaux sanguins plus dilatés...Le fascinant c’est que ces gènes auraient été transmis aux premiers Sapiens arrivés en Asie il y a au moins 70 000 ans et qui auraient couché avec d’autres humains locaux, les Denissova, qui étaient déjà porteurs des gènes de cette adaptation et on les retrouve chez pratiquement tous les tibétains actuels.

Un cri aigu sort Franck de sa rédaction, il lève les yeux de sa tablette et réajuste sa vision à quelques mètres devant lui. Assise les jambes croisées sur une natte en paille, Amrita joue avec le bébé nu comme un ver dans le vent froid mais au soleil brûlant, exposition aux éléments d’un bambin de trois mois qui ferait se convulser d’effroi des fonctionnaires de services sociaux occidentaux mais qui ravi Franck, il fait totalement confiance au jugement de sa femme quant au bien-fondé du traitement de sa fille, Lassya, dont le petit corps dodu est, par conséquent, parfaitement et complètement hâlé. Elle se marre en regardant sa mère qui la tiens à bout de bras. Franck se laisse bercer par cet environnement infiniment paisible, tous ses sens harmonieusement stimulés, en douceur, subtilement, comme si un artiste délicat avait composé chaque bruit, chaque image, chaque odeur en ne se préoccupant que de son bien être à lui, Franck, comme si sa présence ici n’était pas due simplement au hasard et ça c’est une sensation sacrément, (le cas de le dire), agréable, carrément gratifiante en fait, comme si il était récompensé d’exister bien qu’il n’y croit en réalité pas une seconde, il se laisse aller au confort de l’idée....

Il laisse son regard repartir plus loin vers le lac, vers le troupeau, une autre femme surveille les bêtes, assise sur un minuscule tabouret rudimentaire, en raccommodant des vêtements usés, Franck ne voit pas réellement tous ces détails à cette distance mais comme elle respecte ce rituel chaque jour, il devine ce qu’il ne distingue pas...il s’agit d’ Amala, la mère d’ Amrita, il lui arrive encore de mélanger les prénoms. De l’intérieur de la tente traditionnelle aux formes complexes, en lourde toile gris foncé, des tintements métalliques d’ustensiles de cuisine manipulés et des odeurs appétissantes indiquent que la plus ancienne composante adulte de la tribu, Jangmu, la grand-mère, est en train de préparer le repas...

Franck refocalise sa vue sur le bébé, sa fille...

Il n’en revient pas, juste de penser les mots, ‘’ma fille’’, le laisse mentalement pantois, éberlué de contentement, béat, ça le fait bêtement sourire, comme un benêt qui aurait fumé du meilleur afghan....Si on lui avait dit qu’un jour...

Il laisse vagabonder sa pensée, essaye vaguement de remonter la suite d’événements inévitablement logique qui a mené à la naissance de....Sa Fille !

Comment une vie aussi erratique que la sienne a abouti ici...

Cela fait si longtemps qu’il est en vadrouille permanente, éternel routard, des dizaines d’années de voyage sur tous les continents, par terre ou par mer, l’avion rarement, il n’aime pas la rapidité, en fait son moyen de locomotion préféré c’est ses jambes. Il peut marcher des heures sans fatigue…il a adopté la marche par calcul plus que par goût au début de sa ‘’carrière’’ de routard. Il a réalisé qu’il pouvait marcher facilement huit heures par jour, assez pour couvrir quarante bornes sans trop forcer, gratuitement, discrètement voire furtivement ce qui est très utile dans plein de contrées, et ça représente plus de mille kilomètres parcourus en un mois...Au fil des années il s’est équipé d’un matériel high-tech qu’il a mis au point patiemment, fait fignoler par des artisans ou des bricoleurs rencontrés au hasard de ses périples. Par exemple il ne supporte pas les sacs à dos, instruments de torture qui transforment la marche en calvaire, cassant les lombaires, cisaillant les épaules, tout juste bon pour des randonneurs d’opérette.

Il a inventé un chariot ultra léger, tout terrain, qui peut passer de quatre à deux roues en un clic et que oui, on peut aussi porter sur le dos dans les passages infranchissables autrement. Cela lui permet d’économiser son énergie en évitant de porter une charge la plupart du temps. Son chariot est rempli d’un équipement d’explorateur qui combine ultra légèreté sans négliger son confort, testé dans les conditions les plus extrêmes.

C’est dans cet équipage qu’il a débarqué ici, chez ces trois femmes, au milieu de nulle part il y a.…Il essaye de compter, renonce, le temps n’a jamais été son affaire, bien plus d’un an évidemment, moins de deux ? Habituellement il aurait évité le campement par discrétion, il n’aime pas profiter de l’hospitalité des gens, le côté occidental qui s’invite chez les locaux très peu pour lui...Mais là il n’avait pas le choix, lui qui venait de se grimper sans problème un col à plus de cinq mille mètres pour traverser les montagnes du Kunlun s’était bêtement fait une entorse en mettant distraitement le pied dans la seule ornière d’un pâturage...Après une journée la douleur devenait intenable quand il avait aperçu le campement. Il avait mis trois bonnes heures pour couvrir les cinq ou six kilomètres qui l’en séparait, observé attentivement par les trois femmes assises à l’entrée de leur tente qui se demandaient ce que pouvait bien leur vouloir ce géant claudiquant qui s’approchait en tirant un chariot ridicule, la tête couverte d’un chapeau de feutre à large bord, des longues tresses de sadhu tombant sur les épaules....

Il les avait salué en tibétain, langue qu’il ne parlait pas réellement mais il essayait toujours de connaître les rudiments linguistique de politesse des lieux où il séjournait. Il avait montré sa cheville avec le geste évocateur de casser une branche. A partir de ce moment elles le prirent en charge, lui qui souhaitait juste se poser pour récupérer, se retrouva entre les mains d’expertes de l’entorse qui le trituraient, lui manipulaient la cheville, le massaient avec une pommade confectionnée sur le champ avec des herbes fraîchement coupées blanchies dans de l’eau bouillante, de la graisse ou du beurre mais aussi quelque chose de nettement plus odorant qu’il préféra renoncer à identifier, pour finir par complètement lui immobiliser le pied dans un carcan élaboré avec une sorte d’osier local. Elles ne le laissèrent plus poser le pied par terre, il était constamment sous la surveillance d’une des trois femmes qui se relayaient auprès de lui. Même pour pisser, appuyé sur un bâton, il y en avait une à son côté, en général la plus vieille, qui faisait des commentaires incompréhensibles pour lui mais qui la faisait marrer, elle…Franck se laissait faire avec gratitude, il n’aurait pas pu mieux tomber pour se soigner. Il connaissait la gravité des séquelles possibles pour un marcheur comme lui d’une entorse mal soignée, il ne se faisait aucune illusion, à son âge tout problème physique doit être traité avec caution.

Après trois bonnes semaines, la mère, Amala, qui semblait être l’experte de la famille, démonta l’attelle. Sa cheville semblait parfaite, œufs de pigeon résorbés, la succession de couleurs étranges, bleu mauve noir jaunâtre remplacées par une peau normale. Elle manipula son pied dans tous les sens, en le forçant un peu, la tête légèrement penchée, yeux mis clos, concentrée sur les signaux mystérieux que ses mains fermes décelaient. Franck savourait ce moment, il est comme les chats, il adore se faire tripoter et là on atteignait la perfection, le plaisir subtil des mains expertes fermes et douces qui le manipulaient mais pas seulement, Amala utilisant aussi d’autres parties de son corps dans la manœuvre, l’avant-bras pour faire pression sur la plante du pied, l’épaule pour servir d’appui et elle avait posé son autre pied sur sa cuisse qu’il sentait se tendre à chaque mouvement. Satisfaite de son examen, elle lui fit signe d’essayer de marcher, un autre grand moment pour Franck car les trois femmes vinrent le soutenir dans cet exercice délicat, il n’en demandait pas tant, six mains et trois corps solides pour le maintenir bien droit…Sa cheville était ferme, pas de douleur mais elle était raide, évidemment, toute souplesse disparue. Franck n’essaya pas de minimiser ses difficultés, au contraire, il allait devoir réapprendre à marcher ce qui était un bon prétexte pour prolonger encore un peu son séjour, il n’avait aucune envie de partir…Pendant qu’il fignolait la rééducation de sa cheville, en fait déjà bien rétablie en une petite semaine, il entreprit de se rendre utile en réparant tout ce qui pouvait l’être dans le campement. Il est doué de ses mains et il est doté d’un esprit technique certain, il peut réparer ou améliorer, démonter et remonter à peu près tout...Il y avait une moto en panne, une 125cc, copie chinoise éhontée de Suzuki, il la répara facilement avec un bon décrassage du moteur, cela lui permit d’explorer les alentours avant d’épuiser le contenu du réservoir. Ses hôtesses avaient l’air de trouver sa présence normale, elles lui avaient emménagé un espace dans la tente, ne se gênaient pas pour utiliser sa force pour les travaux les plus éprouvants. Lui succombait complètement au charme de ces trois fortes personnalités féminines, chacune très différente des autres, mais complémentaires, solidaires, fusionnelles.

Franck les a aimées d’emblée.

Il y a Jangmu, l’aïeule, il aime bien le mot mais en fait elle n’est probablement pas plus vieille que lui, en tous cas pas moins vigoureuse ou alerte, il adore sa façon de le houspiller pour secouer son indolence naturelle, de se foutre de lui aussi, il comprend très peu de tibétain mais la signification de ses longues tirades suivies de grandes esclafades semble indubitable. Par contre elle le couve, elle le sert toujours en premier à table, guette son approbation à chaque repas, se pâme de joie quand il lui confirme que sa cuisine est délicieuse.

Amala, sa fille, est l’autorité suprême du trio, rien ne se fait sans son approbation, à l’évidence Franck n’est là que parce qu’elle en a décidé ainsi. Elle a un peu plus de quarante ans, à son habitude Franck ne s’intéresse jamais à l’âge des gens mais à l’évidence elle ne peut se situer qu’entre les deux autres, elle est mince et solide, un peu moins petite que sa mère, le visage dessiné par des rides fines, bronzée à la tibétaine d’un teint doré qui vire au brique sur les parties les plus exposées de la peau. Pour un grand indolent tel que lui elle est un sujet d’émerveillement par son déploiement d’énergie, elle l’étourdie, elle bouge à une vitesse qui le laisse pantois. Elle est la plus accessible de la famille, d’abord parce qu’elle parle suffisamment le mandarin et l’anglais pour converser dans ces langues avec Franck, ensuite elle est complètement dépourvue de timidité envers lui, elle le traite comme un égal et il apprécie, cette attitude entrant pour beaucoup dans le fait qu’il ait désiré prolonger son séjour...Ils se sont raconté mutuellement un résumé de leurs vies, Franck, peu loquace sur les détails intimes, non pas par pudeur mais plutôt pour éviter à ses interlocuteurs, enfin à ceux qu’il aime bien, d’être dérangés par ses choix de vie, généralement incompréhensibles voire moralement choquant ou qu’il aille dans le monde, est par contre intarissable sur ses expériences de globetrotter, à l’inverse de Amala qui elle ne se gêne pas pour divulguer tous les détails de sa vie. Il a ainsi appris l’histoire de la naissance de sa fille…

En fait Amala n’a pas toujours vécu en nomade, isolée au milieu de nulle part avec sa mère et sa fille. Comme beaucoup de tibétains ses parents sont venus tenter leur chance dans la capitale, Lhassa, attirés par le miroir aux alouettes du tout relatif boum économique des années 8O quand Pékin injectait des millions en infrastructures au Tibet pour ancrer définitivement le territoire annexé, toujours sujet à des soubresauts de volonté d’indépendance, dans la république communiste. Ils déchantèrent vite, comme des dizaines de milliers d’autres, entassés dans les bidonvilles sordides aux portes de la ville. Pourtant ce changement se révéla malgré tout profitable pour Amala qui alla à l’école grâce à la volonté farouche de sa mère qui s’opposa par tous les moyens à son père qui lui voulait absolument qu’elle lui rapporte assez pour payer sa ration de mauvais alcool quotidien en l’envoyant trimer comme boniche, chez un des cadres du parti, qui profitant de leur primes d’ ‘’expatriés intérieurs’’ , généreusement versées par l’état pour les inciter à venir s’essouffler à 3500 mètres d’altitude, se payaient du personnel de maison bon marché pour inciter leur famille à venir les rejoindre et vivre dans un luxe relatif, inabordable pour eux en restant dans les nouvelles mégapoles du capitalo-communisme triomphant.

Elle se révéla très douée et elle rattrapa tout le programme primaire en deux ans si bien qu’elle put entrer au collège sans handicap à onze ans. Son père favorisa ses études en mourant congelé par moins trente, terrassé par un coma éthylique en rentrant d’un bouge un soir d’hiver. Délivrées du fardeau d’un mari et d’un père tyrannique qui dilapidait en boisson les maigres ressources du foyer, Jangmu et sa fille s’en sortirent un peu mieux, Jangmu créant un petit commerce de produits frais qu’elle partait collecter dès cinq heures du matin dans les fermes de la grande banlieue de Lhassa, presque par tous les temps sur un vieux vélo indien tirant une carriole surchargée de patates, d’œufs, de légumes, de viande de yack séchée....Elle savait acheter et se tailla vite une réputation de vendeuse de produits de bonne qualité, les quelques invendus servant à sa propre cuisine. Amala finit de grandir ainsi, pauvre mais aimée et très bien nourrie, ses années de collège lui remplissant la tête de concepts de plus en plus rebelles, spécialement hostiles à l’occupation arbitraire de son pays par les chinois qu’elle haïssait sans réserve. Elle fréquentait les cellules nationalistes qui ne rêvaient que d’indépendance, elle était de toutes les manifs, ou plutôt tentatives de manif, la répression féroce de la police de Pékin tuant les rassemblements et parfois les manifestants à l’aide de chars, de canon à eau glaciale voire de balles réelles quand les moyens classiques n’y suffisaient pas.

C’est dans une de ces manifs qu’elle rencontra Kalibek dont elle tomba sur le champ raide amoureuse.

Faut dire qu’il y avait de quoi. Il n’était pas plus chinois qu’elle, il les détestait encore plus qu’elle, il venait de Kashgar, aux confins Nord-Ouest de l’Empire, ville habitée par un peuple Turkmène musulman nationaliste, viscéralement anti communiste, les Ouïgours. Il était un envoyé du DTIH, le principal parti séparatiste de la capitale de la province du Sinkiang. Il avait été envoyé à Lhassa pour essayer de nouer des alliances avec les indépendantistes tibétains. Cela aurait suffi pour la séduire, elle adorait fréquenter les étudiants les plus politisés de son collège, elle avait même couché avec quelques-uns et on ne pouvait rêver plus politisé que Kalibek. Il était la star des lieux fréquentés par les trublions de la ville. En plus il était beau. Grand, surtout par rapport aux Tibétains, un nez aquilin, les yeux bridés mais étrangement clairs, noisettes, presque jaunes selon l’éclairage, des cheveux drus, noirs et bouclés, une bouche aux lèvres minces, pommettes hautes et marquées, musclé, des épaules puissantes, résultat harmonieux de milliers d’années de métissages de ces contrées au passé tumultueux, contrôlées successivement par les Scythes, les Turcs, les Mongols, les Hans...

Kalibek, avait l’impression justifiée qu’il aurait pu broyer Amala dans ses bras s’il l’avait voulu. Pourtant il n’était que douceur envers elle, lui aussi était sous son charme, elle était très jolie, souple comme un chat, mince, vive et enjouée, rieuse, ils passaient des heures à baiser littéralement comme des bêtes, sans aucune retenue mais sans prétention érotique non plus, ils baisaient, l’important étant la fréquence, ils se ne se lavaient que pour sortir, ils puaient les sécrétions rances et adoraient ça....Évidemment les règles d’ Amala disparurent mais elle savait déjà, d’instinct, qu’elle était enceinte, que de cette fontaine de semence déversée en elle naîtrait une vie et, elle en était certaine, une fille.

Hélas elle découvrit que Kalibek, tout politisé, généreux et amoureux d’elle, la femme de sa vie, la mère de son enfant, son beau Ouïgour, était avant tout musulman et pas du tout modéré, plutôt partisan d’un bon Jihad, certes dirigé vers des communistes chinois mais Jihad tout de même, et à la maison aussi, déjà il fallait que la mère de son enfant se convertisse, qu’elle mette un terme à sa vie dissolue, qu’elle abandonne ses études, se voile, élève ses enfants dans le respect du Coran, vieillisse et patiente en attendant qu’il en trouve une plus jeune à baiser pour commencer son harem...

Amala était en train de comploter avec sa mère pour trouver un moyen d’essayer d’échapper, elle et sa fille à venir, au désastre, quand Kali, sa déesse préférée à laquelle en bonne Bouddhiste elle n’est pas censée croire plus que ça mais on sait jamais alors elle avait brûlé un peu d’encens au pied de sa statue au temple hindou à tout hasard, Kali donc peut-être mais probablement le hasard seul, plaça le cerveau de Kalibek exactement sur la trajectoire d’une balle définitivement réelle, tirée au-dessus de manifestants pour les disperser plus vite car il était six heures du soir et le chàu-mèing mijotés par les épouses des flics chinois ne supporte pas le réchauffé et comme le pauvre Kalibek dépassait les tibétains d’une bonne tête, il intercepta la balle par malchance ou peut être un fin tireur chinois ne put résister au plaisir d’allumer ce visage vociférant bien distinct dominant la mêlée. Amala fut dévastée par la mort brutale de son compagnon, elle l’aimait passionnément malgré toutes ses croyances délétères, il était le père de l’enfant qui gigotait dans son ventre, elle était sa femelle et elle sentait qu’elle n’éprouverait jamais plus ces sentiments pour personne. La police chinoise ne lui laissa pas le temps de pleurer son bel amant, il lui fallait étouffer rapidement le scandale que pouvait provoquer la bavure, le risque d’embrasement dans ces régions annexées par Pékin suite aux alliances et contre alliances post coloniales étant permanent. La meilleure stratégie était de transformer la bavure en élimination préventive chanceuse d’un potentiel dangereux terroriste, ce que Kalibek, en fait, était réellement. Cela pris à peine quelques heures aux flics pour le découvrir, plus ils creusaient et plus ils réalisaient qu’effectivement ils avaient abattu un vrai pro de l’agitation, très impliqué dans les émeutes récurrentes qui secouaient les provinces islamisées de l’extrême nord-ouest de la Chine, voire dans de vrais attentats meurtriers, explosions de bombes contre des bâtiments administratifs et des commissariats. Du coup ils élargirent leur enquête et commencèrent à s’intéresser à l’entourage de l’ouïgour, à ses fréquentations et bien sûr à sa petite amie...Suivant le conseil de bon sens de sa mère, Amala cacha sont chagrin, feignant même l’indifférence et surtout dissimula sa grossesse, porter l’enfant d’un terroriste aurait été une preuve suffisante de complicité au travers de la grille de lecture simpliste de la police du Parti. Elle était certaine de partir en prison et de ne jamais revoir sa fille.

Lhassa étant devenue invivable pour elles, mère et fille décidèrent de fuir. Elles vendirent leur petit commerce et avec leurs quelques économies achetèrent une dizaine de chèvres, un couple de yacks et une tente pour retourner à une vie traditionnelle de nomade, en s’éloignant de plus en plus loin sur l’immense plateau....

Une nuit de printemps Amala accoucha sans surprise d’une fille, elle n’avait jamais douté du sexe du bébé, elle avait choisi son nom depuis longtemps, Amrita...

Et les années passèrent...Plus la fillette grandissait, plus elles s’éloignaient des centres habités et des axes principaux de communication, renouant avec une vie errante, rythmée par les saisons, réapprenant les gestes ancestraux grâce à Jangmu qui n’en avait rien oublié, en complète autarcie, retranchées du reste du monde. Amrita bénéficia malgré cela d’une éducation assez complète, sa mère lui faisant profiter de son savoir universitaire et sa grand-mère lui transmettant toutes les connaissances nécessaires pour faire face au rude environnement dans lequel elles vivaient. Les occasions de contact ne se produisaient que lors de marchés locaux pour y vendre leur production de beurre ou de viande de yack séchée, ingrédients essentiels de la cuisine tibétaine. Quand Amrita atteignit ses six ans il fallut trouver une école pour respecter les années de scolarité obligatoires pour chaque futur citoyen chinois, d’où l’achat de la moto pour effectuer les 30 kilomètres qui les séparaient de l’établissement le plus proche. Dès que Amrita obtint son certificat d’études elles rangèrent la moto dans un coin et elle reprit sa vie insouciante, son école ne lui manquait pas, elle n’en avait guère de bons souvenirs, elle s’y était fait maltraiter par les autres enfants, trop grande, trop timide et surtout trop intelligente, grâce aux cours dispensés par sa mère depuis son plus jeune âge son niveau survolait celui des autres enfants, même parmi les plus âgés...Seul son professeur chinois l’appréciait, impressionné par son potentiel, il essaya même d’obtenir pour elle une bourse pour qu’elle puisse poursuivre ses études mais les consignes du pouvoir central étaient claires, service minimum pour les tibétains, Pékin considérant qu’un tibétain éduqué était potentiellement un futur opposant de plus à gérer. Cependant ces quelques années passées à étudier ayant développé en elle l’envie de se cultiver et une bonne partie du budget familial fut désormais consacré à l’achat de livres, tous ceux que la famille pouvait trouver au hasard des étals hétéroclites des brocanteurs, ce qui explique les étagères bancales couvertes de volumes que Franck à trouvées à son arrivée dans la tente et qu’il a d’ailleurs consolidées et ordonnées depuis, provoquant ainsi un chapelet de commentaires de l’aïeule qu’il préfère interpréter comme des compliments admirateurs, il n’est pas tout à fait sûr, moqueurs étant une alternative envisageable.

C’est ainsi que Franck les a découvertes quand il est arrivé en traînant, sa cheville en charpie, l’aïeule goguenarde qui se gaussait de sa claudication, Amala qui le scrutait, le jaugeait comme un bestiau, sans aucune gêne ni crainte ou respect et surtout Amrita qui, elle, l’examinait avec une curiosité intense, timide mais avenante. Il est tombé sous son charme quand elle a levé les yeux sur lui, des yeux jaunes, pailletés de vert, il n’a jamais vu ça des yeux pareils, légèrement bridés, dans un visage farouche, tout n’est que angles, le triangle du visage aux pommettes hautes, la mâchoire nettement dessinée projetée en une ligne directe à partir du cou délicat, le nez fin et aquilin, la bouche aux lèvres pleines procure une expression de dureté, de sévérité au repos, impression qui disparaît au premier sourire, elle s’étire incroyablement découvrant totalement une dentition parfaite mais là encore l’impression farouche revient, les incisives sont aiguisées prêtes pour croquer, les canines pointues, les molaires peuvent broyer des os...Une bouche pour mordre et pour embrasser, Franck a du canaliser le flot d’images qui inondaient son imagination. Elle est grande, gènes paternels obligent, bien plus que sa mère, presque une tête au-dessus, mince et très musclée, des épaules larges masculines mais les hanches arrondies bien féminines nuancent l’impression, tout ça enveloppé dans une peau couleur de miel, la aussi, altitude oblige, légèrement rosée sur les surfaces les plus exposées au soleil...Quand Franck la découvrit ses cheveux étaient roulés et tressés très serrés, il lui fallut quelques jours pour découvrir qu’elle est dotée d’une invraisemblable tignasse qui lui tombe plus bas que les fesses, drue et d’une couleur étrange, très foncée sans être noire, avec des reflets rouille brillants, presque bordeaux au soleil...

Franck a toujours été extrêmement simple et sans nuance au sujet de sa sexualité : les femmes éveillent sa libido ou pas. Peu importe l’âge, la taille, la corpulence, l’intelligence hélas aussi à sa grande honte et bien sûr la couleur. Il n’a pas de critères nettement conscients, rarement mais totalement une femelle le fait vraiment bander. Tant que l’effet dure il a une totale indulgence pour tous les défauts qu’il peut lui découvrir, effet qui peut durer longtemps ou pas, qu’il couche avec ou non. A de rares exceptions près l’effet s’estompe toujours, progressivement. Ce qui lui a beaucoup compliqué la vie c’est qu’il peut avoir envie de plusieurs femmes en même temps, sans que son désir pour l’une atténue son désir pour d’autres. Sa vie sexuelle n’a toujours eu qu’un seul guide qu’il a toujours suivi sans discuter, sa bite ! Il l’a toujours laissée seule juge, son avis est souverain, l’emporte toujours sur la raison…

Ses premières expériences remontent au temps de l’orphelinat.

Il est un de ces enfants abandonnés des années 50, les ‘’blouses grises’’ bien visibles des communales des années 60, souvent relégués aux fonds des classes, turbulents ou neurasthéniques, cancres presque toujours, incapables de suivre les cours, trimbalés de familles d’accueil en établissements de l’assistance, délaissés par les instits qui savaient qu’ils ne feraient que passer dans leurs classes. Dès l’instant où il découvrit avec émerveillement que sa queue pouvait lui procurer un plaisir fabuleux il n’eut plus de cesse que de jouir grâce à elle aussi souvent que possible. Le principal critère pour choisir ses potes devint l’impératif de partager la même obsession. Se faire tripoter la bite était encore meilleur surtout en sentant celle des copains durcir dans sa main, les séances de branlettes mutuelles tenant lieu de pacte pour souder son petit groupe. Paradoxalement, leurs turpitudes avérées tout en leur procurant, quand ils se faisaient gauler, des séances de punition corporelles intenses à grands coups de martinet, administrés non sans sadisme par le personnel généralement féminin des établissements de l’ Assistance Publique, les protégeait des abus des quelques pervers mâles, issus généralement des enseignants et évidemment des curés et des scouts, dégoûtés par ces voyous dévergondés, vicieux, dénués de l’ingénuité qui les excitait tant quand ils abusaient les vrais enfants délicieusement innocents qu’une administration complice leur livrait. Mais leur Graal sexuel était à venir, ils en rêvaient toutes les nuits, il alimentait toutes leurs conversations enfiévrées, ils échafaudaient des plans pour l’atteindre : baiser des filles. Au moins une pour commencer. Ils s’étaient renseignés sur les rues pourvues des tapineuses les moins chères de Paris, ils savaient à peu près comment faire grâce aux premières photos pornos nordiques qui commençaient à circuler couramment vers la fin des années 60, il ne manquait plus que le fric.

Ils étaient quatre, ils firent une caisse commune, en l’alimentant de toutes les manières possibles, petit boulots, rackets des fils de bourgeois à la sortie des classes, mendicité, larcins…Enfin le jour, la nuit en fait, tant attendue arriva, plus qu’à faire le mur pour s’échapper de leur dortoir et en route pour la rue Saint Denis, en prenant soin d’éviter les ‘’Hirondelles’’, les flics à vélo qui patrouillaient encore les rues de Paris à cette époque. Franck, des décennies après, garde un souvenir intense de cette première rencontre avec la féminité, une des grandes révélations de sa vie. Un moment magique, parfait, Gina était son nom de ‘’scène ‘’, très brune, dodue, une poitrine lourde aux mamelons larges et foncés, maquillée et parfumée outrageusement, Franck la trouvât éblouissante. Il n’était pas rare dans ces temps d’avant bien-pensance que les ados aillent se déniaiser, (ce terme, avec des années de recul est si poétiquement pertinent), avec des prostituées et du coup elles savaient s’y prendre avec les boutonneux tremblotants, maternellement salopes c’est la notion qui lui vient à l’esprit, quoique le mot ‘’maternel’’ pour lui soit un peu idéalisé...La découverte d’un sexe de femme pour Franck, sa forme, sa douceur mais surtout son humidité et surtout son goût et ses fabuleuses odeurs lui procurèrent un extase inouï, à la seconde où il fourra sa langue entre ces moiteurs il sut qu’il passerait une grande partie de son existence à se procurer par tous les moyens le renouvellement de ce chavirement de tous ses sens.

Franck a gardé de ce dépucelage rémunéré un amour indéfectible pour les prostituées. Tout au long de ses périples il a fréquenté assidûment tous les quartiers chauds du monde dont il a aimé sincèrement une cohorte de leurs travailleuses, il a dépensé des fortunes avec et pour elles, il en a aidé des dizaines , parfois avec succès à tenter de changer de vie, il a adoré se perdre pendant des milliers de soirées dans le monde nocturne interlope au moins autant que de se perdre dans les lieux les plus reculés de la planète, en fait il a toujours trouvé ces deux modes de vies apparemment si opposés étrangement complémentaires, dans les deux cas il s’est toujours agit de vivre une vie non ordinaire, sensuelle mais aussi profondément intellectuelle, une vie d’exploration, d’observation, de découverte d’environnements stimulants, de créatures captivantes, émouvantes, il n’a jamais connu de pute qui n’ait pas une histoire, qui ne soit un univers à découvrir...Bien sûr au cours de ses voyages il a aussi rencontré et aimé d’autres femmes mais il n’a jamais hiérarchisé ses amours, il s’est laissé guider par ses pulsions et ses sentiments à égalité ce qui l’a souvent entraîné dans des situations inextricables qu’il a toujours résolut en prenant la fuite, considérant qu’étant à l’origine du conflit la solution la plus rationnelle pour l’apaiser était d’en supprimer la cause. Il s’est bien gardé de revenir vérifier par la suite la justesse de son analyse. Et il en a été ainsi pendant toutes ces décennies de vagabondage...

Puis il s’est incrusté dans la vie de ses trois hôtesses et tout a changé...Au fil des jours il a réalisé qu’il tombait amoureux, enfin tomber n’est pas le mot juste, nulle question de chute, si on doit décrire ce qu’il ressentait par une image il faut penser à un fond de bain tiède qui se remplirait, se réchaufferait et se parfumerait progressivement jusqu’àu moment ou le corps flotte en apesanteur, voilà, le truc qui enveloppe pénètre et fait flotter tout en douceur, il flottait dans un amour total pour les trois, comme si elles étaient les personnalisations, les ‘’avatars’’ puisque le lieu s’y prête, d’une entité complète qui aurait été la somme des trois femmes. Franck regardait l’Aïeule et voyait l’incarnation de la femme avec laquelle Il aurait dû passer une vie s’il n’était une sorte d’aberration qui ne doit son existence et son mode de fonctionnement qu’au hasard du lieu et de l’époque de sa naissance, l’occident juste avant la révolution sexuelle des baby-boomers. En Amala il découvrait la version la plus attirante pour son intellect, celle qu’il souhaitait en permanence dans son environnement immédiat, la compagne apaisante avec qui il pouvait tout partager, enfin, Amrita était celle qui suscitait en lui un désir permanent, impétueux, il devait contrôler son regard pour ne pas la suivre des yeux constamment, il écarquillait les narines comme un animal en rut pour s’emplir de son parfum quand elle était à proximité, il inventait des gags pour provoquer son rire....Franck adorait son entité aux trois avatars, il ne voulait surtout pas rompre le charme, il se laissait dorloter et rudoyer affectueusement par l’une, charmer par l’autre, exciter par la dernière avec un plaisir égal, il profitait de cet état subtil, hors du temps et des règles, il vivait sur une ile affective, baignée par une océan de sensations et de sentiments apaisés mais puissants. Lui qui a toujours laissé ses sens lui dicter sa conduite se contrôlait sans effort, n’essayant pas de créer une intimité plus forte avec Amrita, pourtant il devenait chaque jour plus évident qu’elle n’attendait que ça, elle recherchait son contact en permanence, sollicitait son aide, prenait prétexte de pratiquer le Mandarin pour le questionner sans relâche sur sa vie aventureuse...Franck faisait son maximum pour rester zen malgré les multiples messages lancés par ce corps en chaleur, les frôlements, les rires qui jaillissaient, les odeurs qui montaient des gouttes de sueurs qui perlaient des tempes ou des aisselles dès qu’elle s’approchait de lui, une batterie de signaux sans ambiguïté qui auraient poussé depuis longtemps à l’action le Franck d’avant. Là il restait en apparence stoïque, espérant sans trop y croire faire illusion, pour tenter d’échapper au regard perspicace, à la sagacité des deux autres femmes. Il était bien décidé à ne pas initier le mouvement qui romprait le statu quo.

Mais les événements allaient décider pour lui....

De rares visiteurs passaient parfois par le campement, d’autres éleveurs du plateau, des vendeurs ambulants qui sillonnaient les pistes de campement en campement pour vendre tout et le reste dans des vans hors d’âge surchargés d’un bazar hétéroclite....Après le passage d’un de ces visiteurs, Amala devint soucieuse, à l’évidence préoccupée par ce que le commerçant lui avait raconté. A l’heure du repas elle fit part de la mauvaise nouvelle, à savoir qu’un agent du recensement du gouvernement était en tournée sur le plateau et il se rapprochait du campement. L’annonce provoqua une émotion telle qu’elle sembla disproportionnée à Franck. Il ne comprenait pas pourquoi les trois femmes semblaient au bord de la panique...Franck se dit qu’il devait être la cause du problème, il se doutait que sa présence dans le campement interprétée par une autorité tatillonne pouvait poser une menace pour ses amies mais il n’avait qu’à partir sur le champ ? Comme par télépathie, avant qu’il n’ait le temps de formuler sa question, Amala était déjà en train d’y répondre :

‘’Le gouvernement Chinois n’aime pas les nomades et régulièrement il y a des agents recenseurs qui sillonnent le Tibet pour nous contrôler, en fait ils ont tous pouvoirs, ils peuvent tout vérifier, ils en profitent pour racketter, enrôler les garçons de force dans l’armée, compter nos bêtes pour déduire nos impôts et se payer au passage et…pire...’’

‘’Pire ? ‘’

‘’Tu sais, ils sont loin de leurs femmes…’’

‘’Mais...il n’y a rien à faire…vous portez pas plainte ?’’

‘’Ils sont toujours accompagnés de deux ou trois militaires armés, porter plainte auprès de qui ?’’

‘’Et toi ... ? Franck laisse sa question en suspens…

‘’Moi....une fois…mais c’est surtout Amrita qu’il faut protéger maintenant...’’

-‘’Et moi, ils doivent pas me trouver ici, il faut que je disparaisse…’’

Sa suggestion ne découlait pas pour cette occasion de son penchant naturel à fuir les problèmes mais du risque certain qu’il représentait pour le clan, les étrangers qui voyagent seuls paraissant toujours suspects aux autorités dans ces contrées annexées.

-‘’Peut être que tu devras partir, laisse nous en parler...‘’

Les trois femmes se lancèrent dans un conciliabule animé, Franck ne captant que quelques mots au passage, bribes bien insuffisantes pour saisir le sens de la discussion. C’était surtout l’Aïeule et sa fille qui parlaient, Amrita n’intervenant que sporadiquement. Finalement le ton de la discussion changea, les échanges verbaux se terminant par des rires animés, à la grande surprise de Franck qui avait hâte de comprendre le sens de ce qui paraissait maintenant le récit d’une bonne blague...

Amala se tourna enfin vers lui pour lui expliquer comment elles envisageaient de protéger sa fille de la convoitise de la soldatesque et lui d’être découvert dans le campement.

Franck n’en revint pas de l’audace de leur plan, il protesta, il essaya de montrer qu’il était inutile de prendre de tels risques, qu’il était plus simple d’aller se planquer loin sur le plateau mais il comprit très vite qu’il n’avait pas son mot à dire, son approbation n’était pas requise. Elles étaient bien trop excitées à l’idée de flouer les autorités, il devrait juste faire comme on lui dirait. Bien sûr il aurait pu partir pour les protéger malgré tout mais il comprit qu’un refus aurait été perçu comme une trahison, une lâcheté incompréhensible peut etre sanctionnée par une exclusion définitive de ce clan intrépide et il ne pouvait s’y résoudre. Conscient qu’il ne pouvait envisager de déchoir à leurs yeux il décida d’obéir aux ordres, en s’efforçant de partager l’enthousiasme qui dynamisait ses amies. Au fond de lui il pressentait un désastre mais son fatalisme et sa curiosité innées l’incitaient à laisser faire, à voir venir, en réalité finalement plutôt soulagé de n’avoir à prendre aucune initiative et impatient de découvrir le dénouement de l’aventure.

Les jours suivants, pendant que les femmes s’activaient à la préparation du camp, Franck eut la simple tâche, affalé dans l’herbe, caché par les buissons au sommet d’une colline, de guetter la seule piste d’accès qui relie le campement à la piste principale, une dizaine de kilomètres plus loin, qui rejoint elle la route nationale après encore une trentaine de kilomètres supplémentaires. Enfin, après plusieurs jours d’attente, le 4x4 attendu, copie chinoise éhontée d’une Toyota Outlander, écusson de la police militaire peint sur les portières, apparut au détour du chemin. Franck qui l’avait entendu venir du haut de son promontoire bien avant de l’apercevoir, avait déjà dévalé la pente en courant et il était depuis longtemps de retour au campement.

Quand Yuan Bo Wang l’agent recenseur de la République Populaire débarqua sur les lieux, flanqué de deux militaires en armes, le campement nomade qu’ils découvrirent n’avait plus grand chose en commun avec celui que Franck avait trouvé quelques mois plus tôt. La tente, anciennement propre et bien étarquée, décorées de rubans colorés était maintenant poussiéreuse, incrustée de taches de bouse de yack, battant dans le vent par manque de tension. Les piliers de l’enclos à bestiaux, fermes et joliment couverts de plantes grimpantes fleuries étaient branlants et mal reliés par une corde usée, les bêtes, autrefois bien gardées par Amala étaient visiblement négligées et dispersées, vagabondant seules dans l’immensité, à la merci des loups et des ours. Deux femmes incroyablement sales, en tenues traditionnelles en haillons, fumaient dans des pipes en bois un tabac à l’odeur âcre, vautrées à même le sol sur une vieille natte élimée, scrutant avec hostilité les visiteurs qui s’approchaient. Wang se présenta en Mandarin, elles répondirent en Tibétain, ne daignant pas se lever...

Wang les observa sans cacher son dégoût. A 25 ans, Fraîchement promu de l’Ecole Nationale d’Administration du Parti, il occupait son premier poste de fonctionnaire dans cette région hostile et après plusieurs semaines passées à arpenter son district pour recenser ces nomades il ne pouvait plus les sentir. Il en avait assez de leur hostilité, si ça ne tenait qu’à lui il les aurait traités comme les Ouïgours du Sinkiang, enfermés dans de grands camps pour sédentariser et éduquer ces populations ignares, improductives et dangereuses, sinon les parents déjà irrécupérables au moins leurs enfants plus malléables.

Mais la nouvelle politique du gouvernement actuel étant d’afficher une certaine tolérance envers les modes de vie traditionnels de cette partie du monde pour complaire aux aspirations des touristes occidentaux avides d’authenticité, il devait s’armer de patience mais il n’avait qu’un but, en finir avec cette tournée épuisante, des kilomètres de pistes parcourus, tempes douloureuses et souffle court à cause de l’altitude et ce camp étant un des derniers sur sa liste, il avait hâte d’en terminer.

Son regard parcourut les alentours, il était révolté par ce qu’il découvrait. Il avait déjà vu des campements de nomades délabrés mais là on atteignait des sommets dans le repoussant. Manifestement ces gens vivaient comme des animaux, n’ayant aucun respect pour leur environnement, un simple trou puant à quelques pas de la porte servait de déversoir à déjections collectées dans un vieux seau en plastique d’ailleurs rempli à ras bord. Réprimant une nausée il s’approcha des deux femmes toujours vautrées sur leur natte, il lui fallait en finir au plus vite. Il s’assit sur un rocher arrondi, le seul objet à peu près propre aux alentours et extirpa une tablette Huawei de sa sacoche, faisant signe au plus vieux militaire de s’approcher pour traduire.

-‘’Vous êtes combien à vivre ici ?’’

-‘’Trois’’

-‘’Trois ? ‘’

-‘’ Ma fille...malade...’’ Amal fit un geste en direction de la tente.

-‘’Les Noms ?’’

-‘’Combien vous avez de yacks ? De Chèvres ?’’

Amala ne voulant pas montrer qu’elle comprenait parfaitement le Mandarin laissait le militaire traduire laborieusement les questions, se faisant un plaisir de se faire tout répéter quand il butait sur une sentence, le questionnaire s’éternisait, Wang n’en voyait plus le bout, finissant par taper les réponses qui l’arrangeait pour en terminer au plus vite.

-‘’Vous dites que vous êtes trois femmes ? Vos maris ils sont ou ?’’

Geste éloquent de l’aïeule des mains qui montent vers le ciel et s’écartent paumes vers le haut.

-‘Morts’’

-‘’Votre fille, je veux la voir...’’

-‘’Très malade....’’ Amala désigna l’entrée de la tente.

Wang n’avait aucune envie de visiter cet antre, il serait bien parti sur le champ mais il se savait observé par les militaires qui devait sûrement être chargés d’écrire un rapport sur la qualité de sa prestation durant cette première tournée...

Il ordonna au deux femmes de se lever pour l’accompagner dans la tente, comme elles ne montraient aucun zèle il fit signe aux soldats de les inciter à bouger en les menaçant de leurs matraques, bon pour le rapport de montrer un peu de fermeté...Wang découvrit un intérieur sordide, au mobilier éparse, délabré et poussiéreux, des ustensiles de cuisines sales, des grosses mouches et des blattes en charge du nettoyage. Au fond de la tente une couche assez grande pour contenir trois personnes était couverte de couvertures en laine de yack au milieu desquelles gisait une fille jeune incroyablement sale, les cheveux en désordre et collés par-là crasse étalés sur la couche, les yeux fermés et crispés, les lèvres rétractées en un rictus qui découvrait des dents jaunâtres, noires au contact de gencives grises, aussi décolorées que celles d’un cadavre. La femme la plus vieille découvrit sans aucune honte le reste du corps malade, le regard de Wang irrésistiblement attiré vers le bas du ventre dénudé lui fit découvrir un spectacle répugnant, le haut des cuisses et le sexe étaient maculés de coulures brunâtres abominables d’où émanait une puanteur épouvantable. Réprimant les nausées qui lui tordaient le ventre Wang s’enfuît hors de la tente pour respirer à l’air libre. Il apostropha les deux femmes qui l’avaient suivi :

-‘’Vous pouvez pas la soigner ?’’

-‘’Nous la soignons avec les herbes...’’

La vieille montra un pot remplis d’un brouet verdâtre répugnant...

-‘’Des herbes ? Vous voyez pas qu’il lui faut un vrai docteur ?’’

Amala le provoqua :

-‘’Docteur très cher, très loin, tu donnes l’argent du gouvernement et tu nous emmène dans ta voiture...’’ Elle appuya sa réponse d’un geste en direction du 4x4.

Wang répondit en l’apostrophant :

-‘’Ce n’est pas à moi qu’il faut s’adresser pour de l’aide, Vous devez aller à l’hôpital d’abord et demander au bureau social, c’est la règle et le véhicule est militaire, interdit aux civils !’’

Il était outré par l’outrecuidance de la demande, pour qui elles se prenaient ?, Il se dit que si la fille crevait ça serait déjà ça, au moins ces dégénérées ne se reproduiraient plus...Il n’avait plus qu’une envie : Déguerpir ! Il fit signe aux militaires et ils grimpèrent dans le 4x4, le plus jeune soldat au volant démarra et manœuvra rageusement en projetant des mottes de terre sur les deux femmes et la voiture s’éloigna en cahotant sur la mauvaise piste.

Ce que Wang aurait pu découvrir c’était Franck, caché sous les couvertures jetées sur le lit et surtout sous Amrita, sans bouger pour ne pas trahir sa présence. Cette position pas si inconfortable, en réalité infiniment agréable, lové sous le corps léger et chaud lui provoqua une érection tenace qui ne pouvait pas ne pas être perçue par Amrita qui, à la grande surprise de Franck, dès que la tente fût débarrassée de ses visiteurs, se retourna sur le ventre, dégageant le visage de Franck de sa gangue de couvertures, enserrant son bassin dans ses cuisses fermes, lui sourit en caressant sa joue, sourire à l’haleine d’ailleurs atrocement fétide suite au traitement concocté par l’aïeule pour lui créer cette gueule ravagée factice mais révulsivement convaincante. Moment magique, d’une douceur intense, ou leur relation changea définitivement de nature ou plutôt dont la nature se précisa, comme l’image qui apparaissait quand on développait encore les photos dans un bac de bain argentique, tous les composants existaient déjà mais il fallait un événement qui serve de révélateur. Puis les deux autres femmes sont rentrées dans la tente, riant en commentant le bon tour qu’elles venaient de jouer, extirpant Amrita et Franck de la couche pour partager leur excitation. Franck les congratula, il avait douté de leur plan au début mais la qualité de leur préparation avait fini par le convaincre de leurs chances de réussite et la rapidité de la fuite des chinois montrait la justesse d’appréciation de l’état d’esprit des chinois par Amala, le ‘’cerveau’’ de la mise en scène.

Ensuite les femmes allèrent se laver de la crasse soigneusement accumulée au fil des jours pendant que Franck s’attelait à commencer les réparations. Plus tard ils fêtèrent la victoire autour d’un festin préparé par Jangmu, arrosé de chang une bière d’orge du Tibet et de rakshi, un alcool de riz.

Tous plus ou moins ivres ils finirent par s’affaler, les femmes sur leur grande couche et Franck de l’autre côté de la tente à sa place habituelle réinstallée. Il était en train de se repasser les événements riches en émotions de la journée, en s’efforçant de les intégrer pour bien les comprendre et surtout d’envisager les implications pour son futur, tour ça en réalité complètement biaisé par l’éclairage de ses états d’âmes qui confinaient à la béatitude le rakshi n’aidant pas à une vision rationnelle des événements, quand il perçu un frôlement prés de son lit, la seconde d’après un corps nu et souple se faufila sous les couvertures et se glisat au-dessus de lui, l’enserrant des bras et des jambes, le corps souple épousant son propre corps, la bouche fraîche sans plus aucune trace de puanteur venant se coller à sa bouche. Franck totalement dominé par le désir d’Amrita et le sien se laissa posséder sans aucune résistance, elle força sa bite dure comme un bâton en elle et il ne résista pas longtemps après des mois d’abstinence, il n’avait jamais ressenti une telle jouissance, fondant de plaisir et de gratitude, comprenant que sa vie basculait en ce moment, qu’il changeait de destin et qu’il allait adorer ça. Après ils recommencèrent à chaque fois qu’ils se réveillaient, insatiables, puis ils retombaient ensembles dans le sommeil, jusqu’au matin où ils furent réveillés par le soleil qui entrait directement par la porte de la tente, signe qu’ils approchaient de la mi-journée, une grasse matinée incongrue dans le campement où le travail débutait dès l’aurore. Ils étaient seuls, ils se découvraient mutuellement, heureux et un peu honteux à la fois mais soulagés aussi en réalisant qu’ils n’auraient pas à se questionner sur le bien-fondé d’avoir à cacher ou pas leur relation nouvelle, les parentes d’Amrita n’ayant pu ignorer leur deux corps emmêlés vautrés dans le lit de Franck.

Plus tard Amrita s’en fut rejoindre les femmes qui étaient depuis longtemps en train de rassembler et compter les bêtes qui avaient passé la nuit éparpillées sur le plateau, en espérant que les loups n’en aient pas profité pour faire un massacre, Franck s’attelant lui à la réfection de l’enclos et à reboucher le trou nauséabond à grandes pelletées de terre fraîche. Au fil des heures il sentait monter son appréhension à l’idée de rencontrer Amala, il redoutait sa réaction après la nuit passée avec sa fille.

En fin de journée ils se retrouvèrent enfin seuls en enfermant les derniers yacks dans l’enclos réparé. En retournant vers la tente il se décida à lui parler :

-‘’Amala...’’

Elle se retourna, le regarda bien en face, le visage impassible, attendant la suite. Déstabilisé il ne trouva à sortir qu’un lamentable :

-‘’Je sais pas comment dire...’’

-‘’Tu n’as rien à dire. Franck, ce qui est arrivé devait arriver’’

Piteux, il ne trouva d’autre solution que de s’en remettre lâchement à son jugement.

-‘’Je dois faire quoi ?’’

-‘’Tu dois décider.’’

-‘’Entre quoi et quoi ?’’ En se doutant de la réponse...

-‘’Partir ou rester, Franck, tu le sais bien comme toujours dans ta vie...’’

Franck frissonna, une sueur glacée ruissela le long de sa colonne vertébrale, Amala l’ayant mis à nu en une seule phrase. Elle reprit :

-‘’Si tu décides de partir tu dois partir maintenant sinon tu briseras l’âme de ma fille en traînant trop longtemps ici, tu ne dois pas la laisser croire en toi. Si tu pars tout de suite elle s’en remettra, comme moi elle aura sa fille pour l’occuper.’’

-‘’Sa fille ? De quoi tu parles ?’’

-‘Franck tu es vraiment assez naïf pour croire que ta nuit avec elle n’aura pas de résultat ?’’

-‘’Amala, tu peux pas savoir ça, il faut attendre...’’ Elle le regarda comme s’il venait de proférer la pire des stupidités.

-‘’Elle aura une fille dans neuf mois, je le sais et elle le sait, tu es le seul qui ne voit pas.’’

Elle dit ça sans animosité, elle ne lui reprochait rien...

Franck était en fait profondément ébranlé par son assurance mais son naturel rationnel lui imposait de raisonner par principe. En fait il ne savait même pas pourquoi il protestait, il n’y avait aucune décision à prendre, il n’avait jamais été question pour lui de partir, au contraire, ce qu’il était venu chercher auprès de la chef du clan c’était l’autorisation de rester et elle lui en donnait une raison supplémentaire, le besoin impératif de vérifier si la prédiction d’Amala se réaliserait.

-‘’Jamais je partirai si tu me permets de rester.’’

-‘’Alors tout est dit, tu restes et Amrita et sa fille seront heureuses.’’

A partir de ce jour la vie se réorganisa dans la tente. Franck et Amrita dormirent ensemble isolés par un paravent pour leur ménager un peu d’intimité. Amrita attendait chaque soir d’être sûre que ses parentes soient endormies pour enfourcher Franck qui se laissait faire avec délice. Ces amours nocturnes et silencieuses n’étaient pas les seules, dès que la tente se libérait ils s’y retrouvaient souvent pour des séances nettement plus animées, Franck se faisant un devoir de faire découvrir à sa partenaire toutes les pratiques érotiques possibles et imaginables. Amrita appréciait particulièrement tout ce que Franck pouvait faire en fourrant sa langue entre ses cuisses et il pouvait beaucoup, inspiré par les orgasmes qu’il lui procurait, Amrita ayant la jouissance joyeuse, roucouleuse pendant, ronronnante après, Franck se découvrait chaque jour plus béatement amoureux d’elle que la veille.

Quelques semaines passèrent ainsi. Franck qui filait le parfait amour avec Amrita ne se sentait pourtant pas totalement à l’aise vis à vis d’Amala. Peut être influencé par la culpabilité persistante qui continuait à le tarauder, il trouvait qu’elle était plus distante, que leur complicité s’était estompée. Par contre Jangmu se montrait toujours aussi familière, elle le vannait comme à son habitude, elle l’avait affublé d’un nouveau surnom qui faisait marrer Amrita, ça sonnait ‘’ Nounipa’’, elle répétait ça d’un air entendu en agitant son doigt vers lui et Amrita riait. Il finit par comprendre que cela signifiait à peu près ‘’Roi des Boucs’’, il comprenait bien qu’il y avait un côté flatteur sous-jacent.

Puis la justesse de la prédiction d’Amala commença à devenir flagrante, le ventre d’Amrita s’arrondissant, accompagné de tous les symptômes physiologiques et hormonaux habituels de la grossesse, les seins qui se tendent et durcissent, quelques nausées, une Amrita différente se créait, capable de flemmarder, plus câline, impudique et exubérante, Franck aurait pu passer des heures à ne rien faire d’autres que l’observer, la servir, l’écouter mais c’était sans compter sur les deux patronnes qui les houspillaient pour les stimuler à accomplir leur part des tâches quotidiennes.

Franck, tout en n’y croyant pas une seconde se disait qu’Amala pouvait au moins encore se tromper sur le sexe de l’enfant. Il reculait le moment qu’il redoutait mais il fallait qu’il aille lui parler. Il se décida pendant une des fréquentes nouvelles siestes d’Amrita, dorénavant tolérées par Amala. Il la rejoignit pendant qu’elle filait sa laine en surveillant le troupeau, assise sur son tabouret préféré. Il s’accroupit sur les talons, à l’indienne, juste en face d’elle, ainsi elle le dominait, il était persuadé qu’elle avait conscience du côté Reine / sujet de la scène, son côté burlesque lui donnât le courage de parler.

-‘’Tu avais raison...’’

Une telle évidence ne méritant aucune réponse de sa part elle attendit la suite en le toisant, Franck se ratatinait en lui-même transpercé par ce regard trop perspicace, pourtant s’il avait osé l’observer un peu plus attentivement il aurait pu déceler un début de sourire qui indiquait l’amusement attendri qu’elle ressentait devant son désarrois. Il rama pour essayer de s’expliquer :

-‘’Tu sais que je suis comme ça, je doute de tout, toujours...’’

Elle lui répondit sur un ton paisible, presque professoral :

-‘’Toi qui te croit si ‘’cartésian’’ (elle utilisa le mot anglais) tu devrais un peu plus essayer de comprendre le fonctionnement du monde en analysant les signes qui sont disséminés autour de toi, tout prêts à être interprétés. Comment ne pas voir que ma fille qui rêvait de coucher avec toi depuis des mois ne s’est pas décidée par hasard ce soir-là ? ‘’

Il laissa ses paroles imprégner ses neurones, les mots tournant dans son cerveau, en se recombinant pour former des variantes de phrases....

-‘’Je veux te dire que tu peux compter sur moi, je n’abandonnerai jamais ta fille et la mienne puisque je vais ( il s’abstînt sans trop de peine de rajouter probablement) en avoir une pour le temps qu’il me reste à vivre.’’

-‘’Je sais, nous le savons toutes en fait, nous n’avons jamais douté de toi mais c’est bien que tu te décides à le dire.’’

Elle accompagna ses paroles d’un sourire cordial qui lui fit l’effet d’un bain chaud sur un corps moulu de fatigue...

-‘’Amala je te l’ai jamais dit mais...je suis riche...’’ Pour le coup c’est lui qui la surprit pour une fois.

-‘’Riche comment ?’’

-‘’Très riche, suffisamment pour pouvoir changer notre futur...’’ Elle resta muette, attendant sans doute un développement qui ne vint pas. Il finit par reprendre :

-‘’Je sais pas ce qu’il faut faire, tu vas devoir m’aider Amala, vos vies pourraient changer radicalement, Amrita pourrait faire des études et pour le futur de l’enfant tout est possible, je sais pas….La vie ici, notre vie est parfaite pour moi, j’aimerai que rien ne change mais je ne compte pas, je suis vieux, elles seront la longtemps encore là après moi… Et puis le monde change, même ici nous serons rattrapés par les bouleversements…’’ Elle restât muette, trop perplexe pour s’exprimer...Il reprit :

-‘’Cet argent peut ouvrir les portes du monde pour nous tous mais il pourrait aussi être une perversion, je crois qu’il faut que nous en parlions toi et moi, toi et ta famille, puis tous ensemble, moi je suis perdu…’’

Alors ils ont parlé, ils ont exploré toutes les possibilités qui s’offraient à eux. Franck découvrit le pragmatisme du trio. Une évidence s’imposa d’emblée, à la surprise de Franck elles n’étaient pas réellement attachées à la vie qu’elles menaient. Au contraire, l’idée de quitter le plateau les enthousiasmaient. Ce qu’il fallait déterminer c’est comment y arriver : en jouant franc jeu avec les autorités chinoises ? En allant se réfugier en Inde ou au Népal, pays ou Franck possède un réseau de dizaines de fonctionnaires accommodants, passer la frontière vers le Laddack ou le Zanskar n’étant pas très risqué quand on connaît les cols et qu’on a de quoi payer les gardes ?

Dans tous les cas Franck comprit que le futur dépendait désormais grandement de lui. Cela impliquait qu’il allait devoir faire la chose qui lui faisait le plus horreur : se bouger…

Il sort de sa rêverie, revient au présent. Il regarde à nouveau le troupeau, Amala sur son tabouret, sa fille allongée sur le ventre de sa mère, renifle les bonnes odeurs de cuisine… Sa décision est prise, il doit partir, régler ses affaires pour pouvoir organiser leur vie. Ce soir il annoncera son départ.

N & F.

Des mois ont passé. Comme prévu le parquet a classé l’affaire, une vagabonde assassinée dans les années 70 n’intéresse personne. Malgré ça Nicole a entrepris toutes les recherches possibles et imaginables, elle a suivi toutes les pistes accessibles, elle a creusé dans les archives des journaux locaux, des hôpitaux mais aucune des disparues ou des cadavres inconnus de cette période ne pourrait être ‘’son’’ inconnue. Elle a dû se résoudre à essayer d’accepter que son ‘’affaire’’ reste un ‘’cold case’’ à jamais.

Pourtant elle n’a jamais cessé d’y penser et souvent, comme aujourd’hui, quand elle balade en voiture, elle se dirige presque à chaque fois automatiquement en direction de la grotte. Elle connaît le chemin par cœur, comme toujours elle enchaîne les virages à fond la caisse, le toit de la Mini grand ouvert pour profiter du soleil resplendissant de cette fin octobre. La route est presque déserte, les rares voitures sont doublées à grand renfort d’appels de phare et de coups de klaxon rageurs. Son intention se précise en roulant, elle va grimper jusqu’à la grotte, ça fait un bail qu’elle s’est pas tapé l’ascension, ça lui fera un peu d’exercice. Elle finit par rattraper progressivement une moto, son pilote attaque lui aussi pas mal dans les virages, il soigne ses trajectoires, il incline souplement sa bécane jusqu’à atteindre des angles impressionnants, ses cales pied frôlant le bitume. Par contre il tire pas sur son moteur dans les portions de lignes droites, une conduite atypique qui surprend Nicole, en principe les motards adorent faire hurler leurs bolides. Du coup elle commence à s’intéresser à lui, elle lève le pied pour mieux l’observer. En fait tout est atypique chez lui : sa moto semble sortie d’un musée, le bruit est caractéristique d’un vieux bicylindre anglais de collection, son accoutrement s’accorde avec son engin, pas de combinaison renforcée de motard moderne sur lui, jean et bottines, veste de tweed, casque aviation noir à visière amovible d’où dépassent des dreadlocks qui flottent dans le vent de la vitesse. Il porte un genre de sac à dos allongé, rigide et en cuir, pas de gants, visiblement ses concessions à la sécurité sont minimales...Au lieu de le doubler, Nicole ralenti encore pour le laisser prendre de l’avance : dans un flash, une intuition vient de lui traverser l’esprit, une certitude s’imprègne dans ses neurones :

c’est Lui !

Elle en est sûre, c’est lui...Elle le laisse filer hors de vue, certaine de savoir ou le retrouver, inutile de se faire repérer. Elle tourne dans la petite route qui monte vers le vallon, s’arrête à l’entrée du chemin caillouteux. La pétarade de la moto hors de sa vue, les cailloux roulant sous les pneus lui confirment son intuition, l’homme est en train de se diriger vers la grotte en remontant le maximium du chemin caillouteux. En jubilant elle enfile un jean en se tortillant pour y insérer son cul rebondi, chausse une paire de Converts noirs pailletés dorés assortis à sa voiture, jean et basquets ne quittant plus la mini, ses excursions à la grotte étant fréquentes. Pour finir elle sort son arme de service de son sac, enfile l’étui sur sa ceinture. Elle s’élance dans la montée en prenant soin de rester sous le couvert des chênes verts. Elle grimpe en choisissant soigneusement ses appuis pour ne pas faire rouler les éboulis, souple et silencieuse comme une chatte malgré son léger embonpoint, bien entrainée par ses grimpettes précédentes. L’homme de son côté monte le sentier sans se cacher, le bruit des caillasses qui roulent sous ses pieds résonnant dans le vallon lui permet de suivre sa progression. Elle parvient sur ses pas à la grotte, bien dissimulée par un gros buisson d’argelas, juste à temps pour le voir disparaître dans la cavité. Les derniers mètres sont les plus délicats, elle se plaque dos au rocher et surgit derrière l’homme arme au poing.

-‘’Haut les mains’’

Elle enregistre la scène. L’homme est baissé, en train d’installer un vieil appareil photo sur un trépied, positionné exactement dans les trois trous en triangle. Il se redresse, lève posément les mains au niveau de sa tête.

-‘’Tournez-vous’’

Il se retourne, toujours aussi flegmatique, il la domine d’une bonne tête.

Elle l’examine en s’efforçant de dissimuler son étonnement, il y a de quoi être surprise, le type n’a juste rien de standard. Les fringues d’abord. Il porte des bottines en peau, fines et ajustées comme des chaussures de fille, jean gris coupe régular, veste en tweed dans des tons gris et marron, souple et légère, Nicole s’y connaît, elle dirait un mélange soie sauvage et laine genre Cashmere, pourtant la coupe, elle, est trop simple pour un matériau de cette qualité, presque grossière. Le mec est vieux, largement plus de 60 ans mais visiblement solide, grand, pas de graisse superflue, costaud, largement capable de hisser un cadavre jusqu’ici. Des dreadlocks lui tombent sur les épaules lui donnant un air de Sadhu indien plus que de Rasta car s’il possède le teint hâlé des gens qui vivent au grand air il est bien blanc, rien de métis en lui, un hybride entre Lee van Cleef et Matthew McConaughey sont les ressemblances qui lui viennent à l’esprit. L’enfoiré se marre ouvertement en la contemplant, ce qui met Nicole instantanément en rage. Elle l’apostrophe :

-‘’Vous êtes qui ? Vous faites quoi ici ? ‘’

Il continue à lui sourire, pas impressionné, quelques dents en or reflètent le soleil.

-Et vous ?’’

Elle lui montre sa carte sans cesser de l’ajuster avec son arme.

-‘’Police’’

-‘’Haaa...Évidemment...’’ il laisse passer quelques secondes, pensif, son sourire disparaît...

-‘’Je faisais une photo.’’

-‘’Une photo de quoi ? Y’a plus rien !’’

-‘’Justement, c’est la dernière du coup...’’

-‘’La dernière ? ‘’

Nicole réalise qu’elle répète chacune de ses sentences comme une idiote, elle commence à en avoir sa claque de ses réponses énigmatiques et de son flegme.

-‘’On va aller s’expliquer ailleurs, rangez votre matos et pas de geste suspect !’’

Il s’exécute posément, en prenant le temps d’appuyer sur le déclencheur de l’appareil puis replie le trépied et le range dans la sacoche en cuir rigide, une mallette en fait, incrustée de belles décoration dans le cuir épais, beau travail artisanal probablement marocain pense Nicole. Elle ne peut se retenir de le questionner en désignant de son bras armé l’emplacement où reposait le squelette :

-‘’C’était qui ? C’est vous qui l’avez tuée ?’’

-‘’Nathalie...Nathalie de Bonrecueil...et c’est la fatalité qui l’a tuée...’’

Nicole réplique :

-‘’La fatalité ? Du genre contondant alors... !’’ Mais elle est troublée par le ton tranquille sans trace d’inquiétude de la réponse.

-‘’Et vous c’est quoi votre nom ?’’

-‘’Franck Avril.’’

-‘’Passez devant.’’ Toujours avec son flingue elle lui fait signe d’avancer.

Ils s’engagent dans la descente, Franck devançant Nicole de quelques pas. Il pourrait la planter la en dévalant les éboulis en courant mais au contraire, après quelques pas il s’arrête et se retourne vers elle :

-‘’Vous voulez pas ranger votre flingue ? Si vous trébuchez vous pourriez tirer par accident, je suis pas armé, vous risquez la grosse bavure...’’

Il a raison, à contre cœur elle range son automatique dans son étui. Ils reprennent la descente, parviennent à côté de la moto. Nicole contemple l’engin, les chromes rutilants mettent en valeur la belle teinte bordeaux du réservoir décoré par un gros écusson en relief. Malgré son look antique on dirait qu’elle sort de l’usine.

-‘’C’est anglais ‘’ Royal Enfield’’ ?

-‘’Jusqu’en 1948, après c’est devenu Indien, fabriquée prés de Madras jusqu’à nos jours...’’

-‘’Une moto indienne ? Vous êtes importateur ? ‘’

-‘’J’y ai pensé mais à l’époque ce qui faisait bander les motards c’étaient les nouveaux bolides japonais, pas les mécaniques archaïques...Je suis venu avec...’’

-De là-bas ?’’ Nicole commence à penser qu’il est juste mytho. Franck comprend son effarement, il explique :

-‘’C’était avant que les Russes et les Américains foutent le bordel au moyen orient, c’était facile, y’avait pas de tension pour les Européens, on pouvait aller de Londres à Delhi en bus.’’

Ça parle à Nicole, elle a vu un reportage sur le sujet, le Magic Bus, des milliers de routards l’ont emprunté....Elle scrute Franck, décidément non, le mec est tout sauf mytho, il raconte des faits sans fioriture, en fait il en joue, il a pas besoin d’en rajouter pour la surprendre et il le sait...Ça l’irrite à un point mais sa curiosité est trop forte, elle continue à le questionner...Elle pose la question la plus saugrenue qui la taraude depuis qu’elle l’a vu de près :

-‘’Et ces fringues, cette veste, elle vient d’où ?’’

-‘Vous aimez ? C’est beau, non ? Touchez !’’ Il tend sa manche vers elle.

Elle a un réflexe de recul mais comme il reste le bras tendu elle ne peut résister à l’envie de pincer le tissu entre ses doigts. C’est doux et tiède, léger et résistant, une merveille.

-‘’Ç’est quoi ? Du tweed ? ‘’

Il accompagne sa réponse d’une mimique, haussement de sourcil et d’épaules, moue dubitative, ça pourrait signifier : ‘’excuse le côté frime de la réponse mais tels sont les faits’’

-‘Mélange de laine Pashmina d’une vallée Ismaélienne perdue du Karakoram et de soie sauvage de Suzhou en Chine, tressé pour moi dans une filature de Srinagar et cousue par un tailleur du bazar en deux heures...’’

-‘’Magnifique, des créateurs parisiens paieraient une fortune pour une exclusivité !’’

Nicole réalise qu’elle est en train de papoter chiffon avec un meurtrier probable. Elle réagit :

-‘’On va prendre ma voiture, plus bas sur la route, laissez votre moto ici.’’

Franck hésite, il pourrait tenter de refuser mais au fond il est assez satisfait d’avoir l’opportunité offerte par cette petite flic surprenante de mettre un point final à l’histoire. Il obtempère :

-‘’Allons-y ‘’

Ils rejoignent la Mini, Nicole ordonne :

-‘’Montez au volant.’’ Elle se glisse à l’arrière droit pour le surveiller.

Franck s’installe, recule ostensiblement le siège à sa taille en observant Nicole dans le rétro, elle devine que c’est une manière pour se moquer de sa petite taille...Elle lui tend la clef.

-‘’Démarrez !’’

-‘’Pour aller où ?’’

Bonne question, pour aller où ? Elle n’a guère le choix...

-‘’Au commissariat.’’

Franck réplique :

-‘’Écoutez, je suis décidé à tout vous raconter, je peux aller dans votre commissariat si vous voulez vraiment mais vous allez devoir vous expliquer sur mon arrestation, rendre ça officiel, ça serait pas mieux si je vous racontais d’abord et vous déciderez de la suite ?’’

-‘’Vous proposez quoi ? ‘’

-‘’On va dans un café et je réponds à toutes vos questions...’’

Nicole réfléchit, autant voir où il habite, mêler l’utile à la curiosité :

‘’On va chez vous alors. Vous habitez où ?’’

-‘’En ville…Ok, c’est parti...’’

Il démarre en direction de Forcalquier. Il conduit à l’inverse de Nicole, sans tirer sur les rapports ni un coup de frein inutile et pourtant il va vite, en quelques dizaines de minutes ils sont en ville.

-‘’C’est là.’’ Il désigne un immeuble ancien. ‘’Il faut juste se trouver une place.’’

Nicole lui désigne un espace réservé aux handicapés.

-‘’Mettez-vous la !’’

-‘’C’est vous qui voyez.’’

Il se gare et s’extirpe de la Mini sous le regard désapprobateur des passants. Nicole sort sa carte de Police ce qui a pour effet d’augmenter l’hostilité des badauds mais Nicole les ignore. Franck entre dans un immeuble ancien comme il en existe des centaines dans la vieille ville. Il précède Nicole jusqu’au 2ème étage, ouvre l’unique porte sur un petit palier.

-‘’Entrez.’’ Il s’efface pour la laisser passer. Elle entre dans un couloir qui dessert plusieurs portes, des tomettes rouges cirées au sol, un papier peint ancien, décoré de bouquets de roses, la peinture du plafond est un peu jaunie, un antique lustre en verre décoré lui aussi de roses diffuse une lumière douce. Il y a une patère en fer forgé pour pendre les manteaux, une étagère basse pour ranger les chaussures et des paires de patins en feutre. Nicole tombe des nues quand Franck les désigne et ordonne sobrement : ‘’Patins ! ‘’

-‘’Vous êtes sérieux ?’’

-‘’Et comment, à la moindre rayure c’est moi qui devrai affronter madame Moura, la fée du ménage...’’ Il donne l’exemple, se déchausse, range ses bottines, enfile les patins. C’est vrai que les tomettes cirées sont rutilantes. Elle l’imite en se marrant et il lui fait visiter l’appartement, l’un glissant silencieusement après l’autre, Nicole consciente de l’incongruité de la scène, pensant à la tête que feraient ses collègues s’ils la voyaient. Le logement qui occupe tout l’étage se révèle assez spacieux, des belles pièces bien proportionnées, hautes de plafond, éclairées par des belles fenêtres à petits carreaux, à l’évidence d’origine, bois et espagnolette pour pouvoir les maintenir entrebâillées, pas de double vitrages, on entend tous les bruits qui montent de la rue....Chaque porte du couloir s’ouvre sur une pièce différente, aucune ne communiquant entre elle, deux chambres, salle de bain avec baignoire sur pied en fonte, WC avec chasse d’eau en hauteur et antique bidet, salon, salle à manger, cuisine.

Tout le décor date d’avant les années 70. Dans les chambres des lits en fer forgé, lourds couvre lit brodés, les tables de nuit ont des dessus en marbre, les liseuses et les lustre sont vieux rose, art déco, métal et verre, des belles armoires en noyer de style provençal, papier peint fleuri dans les tons jaunes pastel à ml hauteur des murs, le bas peint en vert sombre, parquets en chêne ciré à petites lames croisées, lourds rideaux brodés assortis aux couvre-lits filtrant la lumière.

Chaque pièce est aussi parfaitement désuète, pourtant presque tout semble neuf, les faïences blanches aux décorations aquatiques des éléments de la salle de bain n’ont pas une fêlure, les robinets de cuivre sont rutilants. Dans la salle à manger, la table en marqueterie vernie et ses chaises couvertes de moleskine rouge paraissent sorties la veille d’un fabricant des années 50, les vitrines assorties sont surchargées de photos et de bibelots désuets, un beau buffet provençal exhibe des faïences de Moustier, on le devine rempli de vaisselle de qualité, de verres en cristal et d’argenterie. Au mur deux tableaux de paysages champêtres provençaux, probablement des années 30 si on se base sur les engins agricoles figurés. La cuisine est, elle, un modèle de design des années 60, l’empire du formica rouge et blanc, pieds en métal, là aussi tout paraît neuf, seule concession à un passé plus ancien une antique cuisinière à bois en fonte et des carreaux de ciment colorés au sol, un beau chauffe-eau émaillé, il y a même un moulin à café mural.

Seul le salon, malgré ses fauteuils et sa table basse antiques présente une touche différente, il est entouré de meubles bibliothèques surchargés de livres et de carnets recouverts de tissus colorés.

Nicole, après avoir examiné chaque pièce finit par demander :

-‘’C’est quoi ici, un musée ?’’

Franck apprécie la pertinence de la remarque.

-‘’Presque...’’

-‘’Expliquez-vous...’’Il ne répond pas tout de suite, il la regarde pensivement, Nicole à l’impression désagréable d’être étudiée, jugée digne d’écouter son histoire ou pas...Il finit par se décider.

-‘’Je vous raconte depuis le début ? ‘’

-‘’Au point où on en est...’’

-‘’Ça va être long vous buvez un coup ? ‘’ Nicole réplique :

-‘’J’imagine que vous avez des trucs à boire en rapport avec les lieux ?’’

-‘’Armagnac de 50 ans d’âge...’’

Nicole n’est pas déçue : De l’Armagnac ! Voilà bien un alcool qui s’accorde avec le bonhomme. Il est déjà en train de verser des rasades généreuses dans d’énormes verres ballon en cristal. Évidemment le breuvage est exceptionnel, un bouquet d’arômes délicats monte du verre...Nicole renifle, goûte...

-‘’Quand je pense que la mode c’est de se branler sur le scotch....’’

Franck acquiesce, s’installe dans un fauteuil en faisant tourner le liquide ambré dans son verre.

-‘’Cet appart c’est le premier achat de ma vie, en viager....À l’époque, vers 75, c’était juste pour placer mon fric et puis je connaissais la proprio, j’habitais un studio juste en face...’’Il montre la fenêtre.

-‘’Vous aviez du fric à placer en 75 ? Ça vous faisait quoi ? Vingt ans ?

-‘’Un peu plus et j’en avais...gagné pas mal...’’

-‘Gagné ?’’

-‘’Je commençais à.... (il guette sa réaction) ...dealer...’’

Nicole en avale son armagnac de travers, tousse...

-‘’Vous êtes un dealer ? Vous réalisez que je suis flic ?’’

-‘’C’était il y a 40 ans...Vous voulez la suite ? Vous êtes pas au bout de vos surprises...’’Il la regarde en levant les sourcils, petit geste des mains qui s’ouvrent, l’image parfaite de l’interrogation muette...

-‘’Continuez et arrêtez de faire le malin !’’ Il reprend :

-‘’Donc l’appart...Je l’ai acheté avec mes premiers bénéfices, très substantiels. J’avais acheté à prix cadeau de la morphine directement à un labo de Varanasi en Inde et pour la ramener. J’en avais rempli toutes les parties creuses, cadre, pneus, de l’ Enfield que vous avez vue. Je l’ai revendue bien recoupée pour de l’héro à Aix. C’était la drogue à la mode à l’époque, avant la coke des années 80. Je me suis fait une clientèle fidèle, je sélectionnais les vrais junkies qui se défonçaient pour le plaisir, plutôt friqués, ça leur évitait de s’injecter des saloperies empoisonnées. Mon matos avait un succès fou, il était tellement clean qu’ils arrivaient encore à le recouper pour se payer le leur....

-‘’Un vrai bienfaiteur de l’humanité !’’

-‘’Vous croyez pas si bien dire, la quasi-totalité des morts classés overdoses étaient en fait empoisonnés par les saloperies contenues dans leur matos...Au moins mes clients étaient raides mais ils en crevaient pas...’’

-‘’Ça a duré longtemps votre trafic ?’’

-‘’Des années...Jusqu’au début des années 8O...Après le marché a évolué, la coke pas chère est devenue la dope à la mode des milieux branchés aixois, les bandes des cités ont brutalement pris le contrôle, ça a commencé à chauffer pour moi...Je me suis barré à Ibiza, c’était le refuge du showbiz défoncé...j’en ai profité pour me faire un joli réseau de relations utiles...’’

-‘’Vous avez arrêté quand ?’’

-‘’Avec le SIDA...je lisais beaucoup d’articles scientifiques, je me doutais qu’on était au début d’une hécatombe et j’ai pas été surpris quand mes clients ont commencé à être malades et certains à claquer. Pour moi la dope ça avait toujours été pour apporter un plus dans la vie, la pire défonce devait rester ludique mais ça c’était l’horreur, j’ai tout arrêté. J’avais du fric, j’ai eu l’intuition d’acheter des baraques ou des apparts à retaper partout où les routards partaient autour du monde. Je me suis dit qu’ils serviraient de défricheurs pour les hordes à venir, c’était l’époque Nouvelles Frontières et Guide du Routard, ça a pas loupé, les Goa, Bali, Quito ou le Costa Rica ont commencé à voir débarquer les vrais touristes, fini les voyageurs qui se contentaient de guest houses sans confort, des ‘’ressorts’’ en béton ont commencé à pousser. Il y avait aussi les quartiers déglingués des grandes ville, Brixton à Londres, le nord-est de Paris, le quartier du port à Barcelone, un Ryad à Marrakech, j’achetais des bouges pourris, je les retapais et y avait plus qu’à attendre...’’

-‘’C’était risqué non ?’’

-‘’Même pas, il suffisait de précéder un peu les envies des gens en évaluant le potentiel d’un lieu...Les pays de l’Est par exemple, quand le mur est tombé, Prague dont le potentiel était flagrant a attiré tous les investisseurs mais qui a pensé à Sofia ou Bucarest, aux côtes superbes de l’Albanie aux montagnes grandioses de Géorgie ou d’Arménie...Après les conflits des nouveaux riches apparaissent et ils adorent se regrouper dans des coins exclusifs, déterminés selon des critères universels et prévisibles, moutons de luxe mais moutons néanmoins, grégaires toujours...J’ai acheté et revendu, parfois avec des plus-values indécentes. Tout en me baladant, j’ai accumulé une fortune en biens immobiliers...J’ai tout arrêté au début des années 2000 quand j’ai réalisé que je pourrais jamais dépenser tout ça avant de crever...Depuis je me contente de vendre et de claquer mon fric...’’

-‘’Et cet appart ? Et le squelette ? ‘’

Un silence, une hésitation, comme pour préparer la suite.

-‘’Jeeeu...suis un enfant trouvé...’’

-‘’Ça y est ! ‘’ se dit Nicole, ‘’le couplet pour faire pleurer dans les chaumières...’’Elle le coupe sèchement :

-‘’Vous croyez que ça va vous excuser ?’’

Sa remarque provoque un ricanement dédaigneux, une mine surprise et dépitée genre : en fait elle est conne ! Nicole rougit, renonce à s’excuser...Au contraire elle l’agresse :

-‘’Ho ça va, accouchez !’’ Il reprend :

-‘’Dooonc, je suis un enfant trouvé, un vrai, la totale, abandonné dans un couffin à la porte d’un orphelinat, une pratique courante à cette époque ou les filles mères étaient considérées comme des pestiférées...’’ Nicole intervient :

-‘’C’est de là le nom ?’’ Elle obtient du coup un autre ricanement mais beaucoup plus flatteur, genre ‘’tiens, pas si conne en fait’’...

-‘’Hé oui, Avril pour le mois ou on m’a trouvé, Franck sûrement car Sinatra devait faire mouiller une des nourrices....Ça m’a pas travaillé autant qu’on le croit de nos jours d’être de l’assistance, on faisait avec, et puis les familles dans lesquelles on nous plaçaient donnaient pas envie d’une ‘’vie de famille’’, on y marnait comme des esclaves, on s’y faisait dérouiller de longue, au moins dans les foyers on allait à l’école, peinards...bref j’ai jamais couru après mes origines, bien trop occupé à survivre...Mais quand j’ai vu cet appart’, moi qui n’avait aucune histoire personnelle j’ai eu un choc. Comme je l’ai dit je connaissais Aurélie, la proprio, une mamie délicieuse du quartier, sympathisé en la croisant chez les commerçants puis invité à boire le café chez elle, elle adorait la compagnie. Elle était veuve évidemment comme toutes les femmes passées un certain âge à cette époque, les hommes qui faisaient des boulots dangereux en picolant comme des trous et en fumant des gauloises sans filtre faisaient rarement des vieux os. Ses enfants qui avaient plutôt réussit vivaient loin, ne se faisant guère de soucis pour elle vue sa santé de fer...Elle vivait seule dans ce bel appartement où chaque objet avait un sens, une raison d’être, un peu délaissée par ses enfants, c’était pas par égoïsme mais ils étaient tous déjà partis quand son mari était encore vivant. Devenue veuve elle paraissait tellement solide qu’ils devaient la croire éternelle. Quand elle m’a dit que ses enfants voulaient vendre en viager histoire d’améliorer sa retraite et pour couper court aux problèmes de succession j’ai décidé de l’acheter avec d’emblée l’idée de toujours le garder tel quel, une impulsion…Mieux j’ai réparé et entretenu méticuleusement tout ce qui devait l’être mais j’ai pas eu tant à faire, Aurélie était si soigneuse que tout y était pratiquement resté intact depuis qu’elle y habitait. En fait j’y ai habité du vivant d’Aurélie, on s’aimait, je lui racontais mes aventures, et elle me dorlotait, elle cuisinait merveilleusement. C’est devenu mon point de chute entre deux périples. Aurélie était née avec le siècle, elle avait donc déjà presque 80 ans quand j’ai acheté, elle est morte à 101 ans, fière d’avoir passé l’an 2000, elle est morte ici une nuit, dans son sommeil, j’étais en voyage mais il y avait toujours quelqu’un avec elle, madame Moura, payée par ses enfants et moi pour veiller sur elle. À sa mort ils m’ont quasiment tout laissé, ils n’ont récupéré que les quelques objets de valeur, je crois qu’ils ont aimé mon idée de garder l’endroit où elle avait vécu si longtemps intact, j’aurais pas pu jeter un seul objet. Depuis j’entretiens méticuleusement chaque chose et oui je vis dans une sorte de musée...Vous aimez ?’’

-‘J’adore...Vous avez conscience que certains objets ont pris une valeur folle ?’’

Elle montre un guéridon ‘’Art Nouveau’’ délicat, tout en courbures organiques...

-‘’Évidemment, d’ailleurs c’est devenu ma grande crainte, retrouver l’endroit cambriolé un jour...’’

Nicole est épatée. Elle voit la démarche, le jeune sans origine qui se choisit une mamie d’adoption et qui se la conserve dans son écrin...Elle désigne les rayonnages de livres et de carnets :

-‘’Et ça ?’’

-‘’Ça c’est moi, j’ai pas fait beaucoup d’études mais j’ai beaucoup lu.’ Nicole fait le tour des ouvrages. Elle découvre un mélange éclectique de classiques, de philo, d’histoire, de science, de romans contemporains...

-‘’Vous avez lu tout ça ?’’Ça lui paraît impossible, elle prend un mois pour lire un polar !

-‘’J’ai lu beaucoup plus mais ceux-là m’ont paru vraiment dignes d’intérêt.’’

-‘’Et les carnets ?’’

-‘’C’est des carnets de voyages.’’

-‘’Maïs il y en a des dizaines...! Vous êtes allé où ?’’

-‘’J’ai fait plusieurs tours du monde.’’

Nicole prend un des carnets au hasard. La couverture en tissus est couverte de décorations à l’encre autour du chiffre 1991.

-‘’Je peux ?’’ Elle demande pour la forme, elle ouvre le carnet vers le milieu, les pages sont couvertes d’une écriture soignée, les lettres bien formées, presque de la calligraphie.

-‘’Vous écrivez bien. ‘’

-‘’C’était pas naturel, j’ai appris. La calligraphie est très importante dans tous les pays orientaux, ça m’a donné envie.’’

Le carnet fait penser à un manuscrit ancien avec des enluminures, des illustrations dessinées, des images collées.

-‘’Ils sont tous aussi beaux ?’’

-‘’Je me suis amélioré, au début c’était plus des suites d’annotations.’’

-‘’Il n’y en a plus après 2010 ?’’

-‘’Je suis passé à l’informatique, j’utilise une tablette graphique qui me permet d’écrire, photographier, dessiner avec un seul outil...’’

Nicole tombe sur un titre de chapitre décoré par le dessin coloré d’un félin tacheté :

Le Léopard.

Elle lit à voix haute :

-J’avais décidé d’accéder au plateau du Tibet par l’ouest du Sichuan, en passant au plus près du Gongga Shan, un sommet de plus de 7000 mètres des montagnes Daxue bien moins fréquentées que l’Himalaya mais tout autant spectaculaires. On se représente assez bien le Tibet comme un immense plateau au nord de l’Himalaya, on ignore en général qu’il est en fait encerclé d’autres montagnes extraordinaires, le Karakoram et le Pamir à l’ouest, le Kunlun au nord, le Daxue à l’est. Le Gongga Shan est le point culminant de ce massif. Les premiers européens qui l’ont approché et mesuré pensaient qu’il était la plus haute montagne du monde. Sa relative faible hauteur en fait une montagne moins prestigieuse et le préserve des hordes d’alpinistes des sommets himalayens. Pourtant c’est une montagne redoutable, Il y a presque autant de grimpeurs morts sur ses pentes qu’ayant atteint le sommet, quelques dizaines à peine, à comparer à l’autoroute qu’est devenu l’Everest. Bref j’avais réussi après des semaines de séjour dans la région et de multiples randonnées solitaires pour endormir la vigilance des gardes des postes de contrôle à m’éclipser et escalader un col en direction de l’ouest pour monter vers le Tibet. Un soir, à la limite des neiges vers 4800 mètres, je tombe sur une chèvre sauvage morte, disloquée au pied d’un à pic rocheux, manifestement tuée par une chute accidentelle. Le cadavre était encore tiède, je me dis que de la viande grillée complémenterait idéalement mes rations quotidiennes. J’avais déjà repéré une belle anfractuosité pour m’abriter, j’y porte la carcasse, je monte ma tente, prépare mon repas et je fais griller des cubes de chair bien graisseuse directement à la flame de mon réchaud, un régal juste avec du sel. Après ça je me couche bien au chaud, à l’abri au fond de mon trou. Je suis réveillé par des bruits de mastication mêlés à un gros ronron de satisfaction. Je vois toute la scène éclairée par la lune à travers la grille de la moustiquaire de ma tente :

Un léopard des neiges en plein repas ! Je ne pouvais pas risquer un mouvement, emmitouflé dans mon duvet j’en menais pas large. J’étais transporté par un mélange irréel de sentiments intenses et opposés, de peur et de plaisir, de joie enfantine devant ce spectacle inouï. Toute l’histoire m’apparut clairement : le félin bondissant sur la chèvre qui détale et dévisse, s’écrasant quelques centaines de mètres plus bas. Pour récupérer sa proie le chasseur doit prendre le temps de contourner la paroi verticale juste pour découvrir, dépité, que je lui ai piqué son repas sous son nez. Il me suit, guettant l’opportunité pour récupérer son bien. Comme il ne m’a pas vu couché dans mon duvet au fond de la tente il a entamé son festin illico. J’ai attendu jusqu’au matin sans bouger pour découvrir que mon léopard, en fait une léoparde, enceinte et sûrement proche de mettre bas vu les mouvements qui déformaient la peau de son ventre tendu, était en train de roupiller en digérant les trois quarts de la chèvre. J’ai décidé de tenter une sortie, je me suis extirpé de mon duvet et de la tente, elle m’observait placidement, couchée sur le dos, pattes repliées comme une chachatte à mémère, repue et probablement shootée aux endorphines d’avant accouchement, une vague tentative de grognement se terminant en bâillement et en ronron sonore...J’ai remballé mes affaires en évitant tout geste brusque. La léoparde s’est éloignée un peu plus loin en se retournant tous les dix pas pour me surveiller, à l’évidence les restes de la chèvre étaient sa préoccupation principale.

Nicole lève les yeux du texte, éberluée, elle demande admirative,

-‘’Vous avez vécu beaucoup de truc de ce genre ?’’

-‘’Quelques-uns, c’est pas si rare quand on voyage seul et loin de tout...Mais y’a aussi du beaucoup moins plaisant, surtout au contact des humains, la nature, elle, est rarement hostile en fait...’’

Nicole se rassoit, jambes repliées sous elle dans un canapé confortable, un Chesterfield en cuir bordeaux souple, couvert par un lourd bouti indien en coton. Elle se pelotonne verre en main, prête pour entendre enfin le fin mot de l’histoire, certaine maintenant que ce qui va suivre ne sera pas banal...

-‘’Parlez-moi du squelette.’’

Franck fini son verre, se ressert une rasade, pose le flacon à portée de Nicole.

-‘’Nathalie avait à peine dix-huit ans quand je l’ai connue. Elle faisait partie comme moi de ces jeunes qui ont gagné trois ans de liberté grâce à Giscard en 74, quand il a abaissé l’âge de la majorité de 21 à 18 ans. Elle en a profité pour fuir sa famille de tarés consanguins, aristos et cathos, elle se planquait dans une de ces communautés libertaires qui florissaient par ici. ( Yèèèss! Se dit Nicole). C’est là que je l’ai vue arriver, moi j’étais sur la route depuis des années, je m’étais barré de mon dernier foyer à 16 ans, j’en avais dix-neuf et je m’y planquais pour échapper à l’armée. Nous sommes tombés raides amoureux, le vrai coup de foudre au premier regard. J’étais fou d’elle, elle a été le grand amour de ma vie...Hélas ça n’a duré que quelques mois...’’

-‘’Comment elle a été tuée ? ‘’

-‘’Un accident...Une incroyable malchance, ridicule de banalité mais tellement improbable...Mon amour privé de vie en une fraction de seconde...’’

Putain mais il chiale ! En effet des larmes viennent de couler sur les joues de Franck, se perdant dans les poils de barbe de six jours...Il reprend son récit :

-‘’Nous vivions dans une petite communauté genre retour à la terre, ouverte, sans gourou, nous bossions dur, il fallait cultiver les champs abandonnés, retaper le mas...Nous restaurions le pigeonnier, Nathalie est passée sous l’échafaudage. Un maçon a laissé échapper une éguille en acier, elle s’est enfoncée dans son crâne sous mes yeux, morte sur le coup, son pauvre regard surpris qui m’interrogeait avant de s’éteindre et cet affreux morceau de fer qui dépassait de sa tête...’’Sa voix se brise, il cache son visage derrière ses mains...

-‘’Vous avez voulu cacher l’accident ?’’

-‘’Pas du tout, on a prévenu les pompiers, les flics, y’avait plus rien à faire.’’

-‘’Mais alors comment elle est arrivée là-bas ?’’

-‘’j’y viens...Nous adorions baiser là-bas, nous partions avec un pique-nique, des joints de bonne herbe et nous y passions des heures, bien planqués. À la ferme c’était l’amour libre la règle, si tu baisais tu devais partager...Par contre il était admis de s’abstenir, alors on jouait les chastes en public, on s’aimait trop pour partager...Nathalie avait une aversion profonde pour les conventions, les rituels, elle était athée comme un caillou, elle haïssait sa famille, elle voulait vivre en dehors de toutes règles. Un jour dans la grotte, elle m’a dit :

-‘’Moi quand je crèverai, je veux qu’on me jette à poil dans un endroit comme ça pour être bouffée par les bestioles...’’

Nicole est soufflée :

-‘’Vous avez pas fait ça ?’’ Elle a réagi à vif, à l’évidence il l’a fait ! Il continue, sans souligner l’incongruité de la remarque.

-‘’Évidemment la famille s’est emparée de la dépouille, l’a enterrée avec tout le tralala catho, c’était des gens importants, il y avait foule à la cérémonie, il l’ont célébrée genre brebis égarée qui rentre enfin au bercail même après la mort, j’étais révolté.’’

-‘’Vous avez vidé le cercueil ?’’

-‘’C’était facile, ils l’avaient déposé dans un beau caveau de famille, pas très compliqué à ouvrir.’’

-‘’Et pourquoi les photos ?’’

-‘’Ça m’est venu comme une évidence sur le coup...Maintenant j’aurais du mal à expliquer...Disons que c’était pour aller aux confins de l’athéisme de Nathalie, le fait qu’un humain n’est rien de plus ou de moins qu’un assemblage de molécules organiques recyclables comme n’importe quelle autre créature, que non on est pas né de la poussière et on redevient pas poussière, mouches oui. En tous cas ça m’a fait prendre conscience du coté totalement aléatoire et hasardeux de nos vies, que l’avenir n’existe pas plus pour nous que pour… un chat, si tu vois… Au début j’en ai pris plusieurs par jour, puis une par jour après quelques semaines quand la décomposition a été plus avancée, puis j’ai espacé avec le temps, j’en prenais entre deux voyages pour finir par une par an depuis 2010, puis plus rien depuis trois ans.’’

-‘’Pourquoi aujourd’hui ?’’

-‘’C’était censé être la dernière dans tous les cas...’’

-‘’Pourquoi ?’’

-‘’Disons que c’est la fin de la première partie de ma vie...’’

Elle pense :’’vu ton âge c’est plutôt la dernière...’’Mais elle la boucle, elle réalise que c’est exactement ce qu’il vient de dire en fait...Elle a envie d’en savoir plus, elle est sûre qu’il continuera à se raconter si elle le questionne. Normalement elle n’aime pas les vieux mais là elle se sent attirée par lui, malgré son look de baba. Elle ne peut s’empêcher de remarquer :

-‘Vous pourriez pas vous couper ça ? Elle désigne les dreads.

Il se marre, ricane, ‘’vous aimez pas ? Pourtant c’est bien pratique...’’

-‘Pratique ?’’ (Et allez, encore en train de répéter comme une débile).

Il envoie les mains dans sa tignasse, farfouille, ramène un des dreads dans sa main.

-‘Regardez.’’

Il tire sur un fil dissimulé dans la tresse et l’écarte par le milieu, des rouleaux de papiers verts très serrés apparaissent.

-‘’Il y a quelques milliers de dollars, une petite réserve bien utile en cas de coup dur...j’en ai quatre comme ça dans le tas...’’

Elle le mate avec intérêt. Un changement s’opère en elle, elle se détend, s’étale un peu plus sur le canapé, ça y est, il lui plait pour de bon, âge ou pas, sa température a dû prendre un bon degré à partir du bas ventre, elle sent les irritantes perles de sueur apparaitre sur son nez …Elle lui sourit et propose d’une voix un peu rauque :

-‘Baiser, ça vous dit ? ‘’

Epilogue.

Les deux sont allongés sur le grand lit, couchés sur le dos, yeux mis clos…

Nicole se retourne de côté, tête appuyée sur la main pour le regarder. Elle frotte ses jambes l’une contre l’autre pour bien sentir s’étaler le visqueux qui suinte entre ses cuisses. Elle ressent encore dans son bas ventre les dernières ondes d’un orgasme mémorable…Elle demande :

-‘’Comment tu savais ?’’

Il sourit, penche la tête pour la regarder du coin de l’œil. Elle le trouve vraiment beau comme ça, les tifs en couronne autour du visage, les anneaux aux oreilles et les dents en or, le corps maigre et musclé, les poils drus et en partie blanchis, une ancre tatouée sur le bras, la bite de belles proportions détendue, couchée le long de l’aine, lui donnent un air de vieux pirate reposé et repus.

-‘’Pour le cul ? ...Je savais pas…Je découvre par tâtonnements, les petits reflexes de tes organes sont faciles à interpréter, il suffit de bien les capter avec la langue, les doigts, le nez…C’est toi qui me guide, de manière pas vraiment inconsciente en fait. Les filles comme toi sont un enchantement pour la baise.’’ Il rajoute :

-‘’Ceci est un compliment !’’

-‘’Tu vas faire quoi maintenant ?’’

-‘’Ben ça dépend un peu de toi la, non ? Je suis en état d’arrestation ?’’

Elle éclate de rire.

-‘’C’est vrai que tu es passé de l’état d’assassin à celui de profanateur de sépulture…Ça change rien à ma question, quand tu sortiras de taule tu feras quoi ?’’

Il relève pas la menace à laquelle il ne croit pas une seconde.

-‘’J’ai des …obligations nouvelles…Ma vie a été un peu chamboulée…’’

-‘’Raconte !’’

Alors il raconte, les quatre femmes de sa nouvelle vie, son obligation d’organiser leur avenir commun, les différents plans envisagés après discussion avec le clan. Nicole écoute absolument fascinée, décidément ce mec est un spécimen unique !

-‘’C’est pour ça aussi que je suis repassé à la grotte, c’était ma dernière visite, une manière pour clore ma vie d’avant. Maintenant il faut que je vende une ou deux propriétés, que j’accumule du fric sur un compte offshore histoire d’avoir du cash dispo sans délai pour être paré à arroser qui devra l’être…’’

-‘’Je vois…Et ici ?’’

-‘’Ici ça bougera pas, tant que je vivrai. Tu l’as dit, c’est un musée…Mon musée…Peut être que ma fille…’’

Il laisse sa phrase en suspens, il a du mal à bien définir ce qu’il voudrait formuler…Que sa fille ait envie de connaitre son histoire ? Il a conscience du coté illusoire, dérisoire de cette envie. Il sait que sa fille, née d’un concours de circonstance si improbable, vivra probablement la plus grande partie de sa vie sans lui, dans un monde tellement diffèrent du sien, dont il peine à seulement esquisser les contours…Mais la possibilité existe qu’elle s’intéresse malgré tout à sa vie, comme il s’est intéressé à celle d’Aurélie. Des heures il a passé à l’écouter, elle avait une mémoire prodigieuse, elle pouvait raconter aussi bien des anecdotes familiales en remontant jusqu’au arrières grands parents contemporains du Second Empire, que des faits historiques, certains dramatiques comme les fusillades de résistants pendant la guerre ou joyeuses comme la libération de la ville par les alliés et les belles fêtes qui se terminaient toujours par de mémorables débauches des filles désinhibées par ce souffle de liberté, les sens chavirées par les beaux gars en uniformes, de cette génération de bébés étrangement blonds ou au contraire très bronzés et crépus qui naquirent quelques mois après. Il adorait quand elle illustrait ses histoires de centaines de photos conservées précieusement dans de belles boites en fer blanc. On y découvrait les visages estompés des ancêtres sur les plus vieux clichés datant d’avant le vingtième siècle, les photos bien posées de mariages des parents, oncles, cousins, puis les instantanés plus libres de vacances en couleurs, des voyages en bateau, en calèche, en train et puis en avion, toute l’histoire des transports en images. Comme dans la plupart des familles de Haute Provence on trouvait des branches d’origine Piémontaises, des catholiques et des protestants, certains descendants des Vaudois qui avaient reflués toujours plus hauts dans les terres pour fuir les persécutions. Beaucoup de cousins avaient émigrés aux colonies ou aux Amériques, certains y avaient fait fortune, les malchanceux étaient rentrés malades et alcooliques pour mourir au pays. Il essaye d’expliquer tout ça à Nicole. Lui le sans passé a pris tellement de plaisir à découvrir celui d’Aurélie qu’il aimerait que ses descendants éprouvent l’envie de découvrir son histoire.

-‘’Evidemment ça peut paraitre dérisoire, banal, cette envie mais je pense qu’au moins ma vie n’a pas été ordinaire et tout est là en tous cas…’’Il montre les étagères remplies de carnets. Il demande :

-‘’Et toi tu comptes faire quoi ?’’ Elle ricane…

-‘’Tu veux dire pour toi ? Si je vais t’arrêter ?’’

-‘’Pas du tout…Tu feras un peu comme tu veux…Il lui lance son regard ironico-critiqueur qui l’énerve tant. ‘’Non, je te demande toi, tu vas faire quoi, tu veux vraiment rester flic ? t’es sûre que c’est ça ta vie ?

-‘’Ouais, pourquoi ? …J’adore ça…Evidemment dans ce bled c’est pas glorieux mais j’aime le pouvoir que ça donne, surtout ici justement, je suis le sommet de la hiérarchie, personne me donne des ordres…J’aime le droit de décortiquer la vie des gens, leurs turpitudes me fascinent’’.

Il se tourne vers elle pour mieux la contempler. Décidemment intéressante la meuf…

-‘’Dommage…’’

-‘’Pourquoi ?’’ Comme il ne répond que par un vague ‘’non…rien…’’ Elle le houspille :

-‘’Allez, accouche…C’est quoi l’idée ? Tu vas pas t’en tirer comme ça, oublie pas que le flic c’est moi et j’ai tout pouvoir sur ton futur…Alors, c’est quoi ?’

-‘’Tu es fonctionnaire, tu peux donc prendre un congé sans solde…’’

-‘’Pour quoi faire ? Et avec quoi je bouffe ?’’

-‘’Je te paierai…Cash, autant que ce que tu gagnes en bossant…’’

-‘’En échange de quoi ? ...Tu m’as déjà défoncé le cul gratis…’’

Il se marre…

-‘’Tu devrais lire tout ça…’’Il montre les dizaines de carnets. –‘’Tout taper sur informatique, scanner les croquis, les illustrations…Tu dois savoir faire ça comme une pro, t’as grandi avec les ordis, moi il me faudrait des semaines…Tu pourrais passer tout le temps que tu veux ici, ça ferait une présence anti cambriole en bonus, tu pourrais louer chez toi sur RbnB et te faire du blé en pagaille…’’

Il la regarde pour voir l’effet produit par sa proposition incongrue, son visage exprime le plus parfait effarement. Il pousse son explication :

-‘’Je voudrais que tout ça existe aussi sur un support qui puisse s’adapter facilement aux médias futurs, ceux que ma fille utilisera. Les chances qu’elle ait envie un jour de déchiffrer des milliers de pages jaunies sont faibles, par contre elle peut malgré tout aimer lire, tant pis si c’est sur un écran…’’

Il se tait, il veut lui laisser le temps de penser une réponse…

Nicole ne répond pas, son expression étonnée s’est dissipée, ses yeux suivent sa main qui tripote machinalement la bite de Franck depuis quelques minutes. Sa pensée vagabonde, elle imagine la vie de ce mec hors normes, si éloignée de la sienne. Une fille parmi d’autres de parents bourgeois, mère kiné et père avocat, des grands parents valides, des oncles vivants et une ribambelle de neveux et de cousins, les fêtes de famille, les vacances à la campagne chez les uns, à la mer ou la montagne chez les autres, les cousinades, les relations pour un appuis ou un piston, tout ça cher payé par les jalousies, les haines, la comparaison permanente des mérites et des défauts, des revenus et des physiques…Elle aurait tendance à envier Franck plutôt que le plaindre, sa solitude lui semble tellement plus romantique. Mais elle le rejoint sur son envie de transmettre son histoire, elle la première a hâte de se plonger dans les carnets. Elle finit par répondre :

-‘’D’abord je vais pas te dénoncer, tu t’en doutes, pour le cadavre, à quoi bon, les parents de ta Nathalie doivent être morts depuis longtemps et puis du moment que je connais le fin mot de l’histoire…Pour le reste c’est d’accord, je vais te les taper tes carnets, je vais aussi occuper ta piaule mais je vais pas laisser tomber mon boulot, il me prend pas tellement de temps dans ce trou et comme je t’ai dit il me plait mais oui tu vas me payer en plus…’’

-‘’Ha ouais…Le beurre et l’argent du beurre…’’

-‘’Et me taper le crémier…’’

A force de la tripoter la bite est devenue bien raide dans sa main, sans la lâcher elle s’assoit à califourchon sur lui.

-‘’Dans le contrat tu dois rajouter l’obligation de me niquer à chacun de tes passages par ici ! ‘’

Elle le fait pénétrer lentement en elle en frissonnant d’impatience…

-‘’Ma chatte aussi aime la bite !’’

FIN.